En français s'il me plaît, TV5 Monde

Ils sont auteurs et ont choisi le français comme langue d'expression. Un choix souvent guidé par l'émotion, l'histoire personnelle mais également par la volonté de déconstruire ou de manifester. Ecrire en français c'est répondre au besoin impérieux de dire ce que l'on ne peut parfois pas dire dans sa langue maternelle, ou de le dire différemment. C'est articuler sa pensée autour de mots précis et d'une syntaxe complexe, mais c'est aussi un moyen d'entrer en résonance ou en connivence avec les grandes plumes qui, au fil des siècles, ont fait la gloire, la richesse et la postérité de l'esprit français.

Andréas Becker / Allemagne

Né en 1962 à Hambourg, Allemagne. Après des études de philosophie et d'histoire en Allemagne, il découvre la langue française en 1991 et décide de s'établir en France. Il devient professeur d'allemand, puis traducteur. Il se consacre entièrement à l'écriture - et à la peinture - depuis 2015.. Depuis 2016, il co-anime l'émission de radio "Les Jeudis Littéraires" sur Aligre FM. Publications - L'Effrayable, 2012 - Nébuleuses, 2013 (adapté au théâtre) - Gueules, 2015 - Les Invécus, 2016 - Ulla ou l'Effacement, 2019

Mathilde Vischer – L'œuvre d'Andréas Becker, ou la langue "traduite", 2019

I. Introduction

 

Dans cet exposé, je propose d’étudier l’œuvre d’Andréas Becker, auteur contemporain d’origine allemande écrivant en français, comme une mise en abîme de ce que fait la traduction.

         Andréas Becker est né en 1962 à Hambourg, il a étudié la philosophie et l’histoire et a vécu en Allemagne jusqu’en 1990. Depuis 1991, il vit en France, où il a d’abord travaillé comme professeur d’allemand, comme traducteur de romans de gare puis dans le domaine commercial. Depuis la parution de son premier livre, en 2012, il se consacre entièrement à son écriture. Il a publié quatre œuvres littéraires, toutes en français : PPT trois romans aux éditions de La Différence, L’Effrayable (2012) ; Nébuleuses (2013) ; Les Invécus (2016) et un récit, Gueules, aux éditions d’en bas (2015). Dans chacun de ses livres, Andréas Becker invente une langue nouvelle qui incarne le malaise des personnages dont il est question. Dans L’Effrayable, celui d’un homme-petite fille qui explore la tragédie de son enfance, dans Nébuleuses, celui de l’univers fascinant et traumatique d’une femme enfermée dans une « I!nstI!tutI!on », dans Gueules, celui des vies et faces brisées de la guerre de 1914-18 et dans Les Invécus, celui d’un homme qui percute en voiture un vieil homme dans l’allée d’un quartier résidentiel. Pour chaque livre – chaque personnage-narrateur – une langue parfaitement maîtrisée, mais malmenée, piétinée, transformée, à la mesure des blessures morales et physiques du narrateur qui la façonne.

L’écriture de Becker, dans ses différentes déclinaisons, ne relève donc pas d’un « mal écrire », et n’est pas caractérisée par l’emploi de régionalismes, mais par un usage de la langue en rupture avec la grammaticalité et la « norme » au profit de tournures et de procédés inventifs. Comme le déclare l’auteur lui-même dans un entretien, et à la suite de nombreux écrivains bilingues ou autotraducteurs (Beckett, notamment), écrire dans une autre langue que la langue première permet une prise de distance qui ouvre à une liberté et une créativité plus vastes, il déclare dans un entretien : « Le français est encore plus matériau pour moi que l’allemand, je n’entends pas mes parents utiliser les mêmes mots, émotionnellement je suis encore plus éloigné du français que de l’allemand. » Dans le cas de Becker, le « choc créateur » issu de cette prise de distance est notoire et se manifeste par un affranchissement à l’égard de la grammaticalité qui peut prendre des formes très variées, que je décrirai plus loin. En voici juste un exemple, sans commentaire. Sans en comprendre la caractéristique proprement plurilingue, ces œuvres revêtent les traits avec lesquels Christine Ramat décrit les textes de certains écrivains africains contemporains : « hétérogènes », « hétéroclites », « monstrueux ». Mais écrire en français lorsqu’on est allemand n’a pas la même signification qu’écrire en français quand on est haïtien ou martiniquais. Que peuvent nous dire, dès lors, les langues si singulières que crée Becker, dans toute leur « inquiétante étrangeté » ?

 

II. La traduction comme « geste de différenciation »

 

 Je commencerai par une citation :

 

Je crois qu’il serait utile de lui enlever le caractère d’une traduction. Déjà au théâtre, ce mot ‘traduction’ semble mettre un voile entre l’œuvre et les spectateurs, il semble que les spectateurs, à travers une traduction ne doivent pas recevoir une émotion directe. En écoutant ou en lisant une traduction, on pense instinctivement à ce que pourrait être le texte original. Et il y a comme une diminution du plaisir.

 

Ces mots sont ceux de Gabriele D’Annunzio à son traducteur, Georges Hérelle, à qui il demande, en 1896, de traduire sa pièce La città morta, sans en révéler le statut de traduction. La traduction, perçue en tant que telle, dérange et demeure suspecte. Cette suspicion à l’égard d’un texte traduit est encore souvent de mise aujourd’hui. Comme l’écrit Arno Renken dans son article « La traduction sans commune mesure », dans les discours sur la traduction, « les normes qui sont habituellement associées à la traduction […] valorisent le passage, l’appropriation ou l’identification. Ce qui appartient spécifiquement à la traduction est au mieux une maladresse, au pire une faute, et le regard du traductologue est souvent correctif, voir correctionnel. » Dans « Traduction et étrangeté », il écrit : « lorsqu’on cherche à dire ce qu’est la traduction, on parle presque inévitablement de ce qu’elle devrait être. […] Ce qu’on attend de la traduction s’énonce à partir de l’original et revendique […] un idéal d’identification. » La traduction parfaite est dès lors « une traduction indiscernable de l’original, son appropriation, son assimilation transparente et sans étrangeté. » C’est une certaine conception de la traduction [à l’opposé de celle-ci], proposée par Arno Renken, qui sera le point de départ de ma réflexion. Arno Renken est chercheur et enseignant à la Haute Ecole des Arts de Berne. On lui doit notamment l’ouvrage Babel heureuse, pour lire la traduction, paru chez Van Dieren en 2012.

 

Dans « Traduction et étrangeté », Renken écrit :

 

Par la traduction, chaque texte, chaque voix, chaque pensée s’ouvrent aussi à la possibilité, voire à la nécessité, d’être différents et de se donner à entendre autrement. Ce geste de différenciation n’est pas un cran d’arrêt imposé à la traduction, elle n’en est pas la dévaluation, mais bien plus : une de ses performances à chaque fois singulière. 

 

Si la traduction est aussi une expérience de l’étranger, il s’agit d’être sensible non pas à sa force d’identification, mais à sa capacité d’inquiéter nos ordres et à se soustraire à notre emprise.

 

En effet, si la traduction inquiète la langue et la décentre des discours normatifs, créant ainsi une lisibilité inédite, c’est qu’elle « invente un régime littéraire où se trouble le rapport entre l’œuvre et la langue, puisqu’elle les démultiplie ; elle produit un flottement entre l’œuvre et celui qui l’a écrite puisque l’auteur n’a pas rédigé le texte qu’on lit ; elle inquiète le rapport entre texte et contexte puisque la réécriture implique aussi une nouvelle temporalité, etc. »

Le travail sur la langue qu’opère Becker me semble réaliser à la fois un « geste de différenciation », de la langue par rapport à elle-même, et une capacité à « inquiéter nos ordres ». Nous verrons en quoi les textes de Becker font en effet tout ce qu’une traduction, selon une doxa qui voudrait que celle-ci soit invisible, qu’elle soit elle-même l’original, ne devrait pas faire : ils inquiètent la langue et révèlent et creusent son étrangeté. Comme l’écrit encore Renken, « le rapport qu’est la traduction est toujours l’événement d’une étrangeté. […] La traduction est un seuil à partir duquel l’étrangeté des langues et des textes indéfiniment se produit. » Dans cette perspective, la traduction est avant tout transformation, métamorphose, de la langue, du rapport entre les textes et entre les textes et le lecteur.

En effet, « inquiéter nos ordres », c’est aussi s’inscrire dans un écart, une incertitude, dans l’« antre des langues » et l’« expérience du vertige » dont parle Camille de Toledo dans son essai Le Hêtre et le bouleau, et qui chez Becker se manifestent par un bouleversement de la langue, dans l’écart et le vertige de la norme transgressée, j’y reviendrai plus loin.

 

III. La traduction entre vulnérabilité et performativité

 

Depuis une dizaine d’années, de nombreuses recherches dans les domaines du multilinguisme, de la génétique des textes traduits, de l’écriture bilingue et de l’autotraduction permettent également d’aborder la notion de traduction de façon plus vaste et plurielle. Comme l’écrit encore Renken, la traduction, dans le rapport qu’elle instaure entre deux textes, en s’élaborant, ne crée pas seulement le texte traduit, mais aussi l’original : un texte n’est un original qu’en vertu de sa traduction. Et si la vulnérabilité du texte traduit semble une évidence, celle de l’original l’est d’autant moins, la première effaçant en quelque sorte la seconde (si la traduction est mouvante, fragile, vulnérable, elle doit pouvoir s’appuyer sur un socle solide). Si toutefois l’on accepte que tout texte est un « potentiel de dialogue » et, avec Hans-Jost Frey, que deux textes entrant en relation se transforment l’un et l’autre, c’est à l’aune des études génétiques, notamment, que la vulnérabilité de l’original devient plus palpable.

À partir de la réflexion de Barbara Cassin sur la nécessité d’avoir « au moins deux langues pour savoir qu’on en parle une » et de la déstabilisation d’une langue au cœur de cette même langue qui est à l’œuvre dans le célèbre Monolinguisme de l’autre de Derrida, j’aimerais évoquer les réflexions de Tiphaine Samoyault et Fabienne Durand-Bogaert dans le numéro 38 de la revue Genesis, consacré à la traduction.  Dans « Vulnérabilité de l’œuvre en traduction », Tiphaine Samoyault souligne le caractère vulnérable de l’original mis au jour par le cheminement réflexif que suscite l’élaboration de la traduction. La traduction est ainsi pensée comme « brouillon postérieur de l’œuvre », mettant en évidence non plus l’imperfection et le caractère inachevé des traductions, mais bien ceux des œuvres elles-mêmes. Si le texte définitif est à la fois achevé et reproductible, le brouillon est à la fois provisoire et unique. La traduction rendrait ainsi l’original à la fois provisoire et unique. Elle ajoute : « le pluriel des possibles de l’œuvre est […] transporté en aval, dans la multiplicité des traductions, à l’intérieur d’une même langue, dans des langues différentes. […] La vulnérabilité est ainsi d’abord celle de l’œuvre. La traduction la révèle. »

Comme la génétique textuelle, mais de façon différente, l’autotraduction remet en question le statut immuable du texte original. En effet, l’écrivain qui traduit son propre texte en vient la plupart du temps à modifier son texte dans l’autre langue, et remet ainsi en question des aspects de l’original. Dans certains cas, lorsque l’autotraduction a lieu avant la publication de la première version, celle-ci peut être modifiée, ce qui bouleverse le statut de subordination des textes de sorte que le travail devient une création en deux langues, faite d’aller-retour de l’une à l’autre version.

Dans l’introduction au numéro 38 de la revue Genesis, Fabienne Durand-Bogaert met quant à elle en évidence le caractère performatif de la traduction dans la perspective des études génétiques. En effet, le processus de traduction met lui-même en acte les mouvements et étapes étudiés dans l’approche génétique des textes :

 

[…] la traduction, en refaisant pas à pas le chemin parcouru par l’auteur, est doublement trace : de ce parcours à rebours, dont l’indice matériel est la production d’un discours – mots, sonorités, rythmes, voix – à travers lequel se profile l’empreinte d’une lecture, et parfois d’une interprétation. Les procédures de la génétique, la traduction les met en œuvre à tout instant : son être même est déjà performatif.

 

Le processus de traduction à la fois retrace le cheminement de l’auteur à rebours et inscrit dans le texte traduit la trace de son propre cheminement, de sa propre réflexion sur l’auteur et l’œuvre.

 

 

IV. L’œuvre d’Andréas Becker comme mise en abîme de ce que fait la traduction

 

Lorsqu’il arrive à Lyon en 1991, Andréas Becker découvre la langue française et commence à écrire dans cette langue. L’allemand est pour lui une langue trop empreinte d’affects. Il écrit abondamment, propose ses textes à des éditeurs, qui refusent ses manuscrits. Il se décide alors à ne plus se soucier du regard critique des éditeurs et des lecteurs en général et d’écrire de la façon qui lui vient spontanément, sans autocensure. C’est ainsi que prend forme son premier roman qui sera publié, L’Effrayable, et dont la langue lui sera comme dictée par le personnage principal. Ce qui frappe lorsqu’on lit les œuvres d’Andréas Becker, c’est sa maîtrise de la langue française, sur laquelle il appuie son inventivité. En effet, si ses textes restent lisibles, c’est bien qu’il en possède parfaitement les codes. Par ailleurs, les transgressions qu’il opère sont de l’ordre d’une véritable invention linguistique et non d’une déviance légère face à la norme pouvant donner l’impression d’un « mal-écrire ».

Dans le cadre restreint de cet exposé, je décrirai certains procédés que l’auteur utilise dans deux de ses romans, L’Effrayable et Nébuleuses sans qu’il ne soit possible, étant donné le temps imparti, d’étudier les fonctions et les implications de ces procédés pour l’ensemble des deux œuvres. Si les romans de cet auteur plurilingue ne sont ni des traductions, ni des autotraductions, ni des œuvres multilingues, ce qu’ils mettent en œuvre me semble révéler les enjeux présentés ci-dessus à travers les notions de performativité et de vulnérabilité. J’aimerais ainsi envisager l’œuvre d’Andréas Becker comme mise en abîme de ce que fait la traduction : d’une part de ce qu’elle fait à la langue, d’autre part de ce qu’elle fait à l’original.

Comme dans les deux ouvrages qui ont suivi (Nébuleuses et Gueules), le travail opéré sur la langue dans L’Effrayable  est non seulement en lien étroit avec l’histoire racontée et avec le personnage central, mais il est en quelque sorte dicté par eux. Dans un hôpital psychiatrique, un homme qui a perdu sa masculinité à la suite d’un viol par son frère aîné devient une petite fille qui raconte son histoire familiale sur trois générations. Ce personnage double s’interroge sur l’Histoire, les horreurs de la Seconde guerre mondiale du point de vue allemand et le contexte qui a mené à la violence et aux crimes personnels et collectifs. Le langage qu’il utilise est torturé, déformé et subversif. Il interroge aussi bien sa capacité à dire l’innommable que son pouvoir d’invention permettant de maintenir ou de reconstruire une mémoire et une identité trouées et désarticulées.

D’une façon générale, l’usage des temps verbaux et le lexique sont particulièrement touchés, et la syntaxe très peu. Soit le début du roman :

 

Dans les temps j’ai eu-t-été une petite fille, une toute petite fillasse. Je m’appelassais Angélique. Avec mes tresses brunâtres aux reflets roux ou rougeauds, orangé cendre et pourpre dégoût, je m’inscrissais en faux, ça pour sûr, oh oui, ça pour sûr, jurassé-crachoté sur la tombe de ma mère. 

 

L’usage du passé surcomposé (« j’ai eu été »), récurrent au début du livre, signifie pour Becker l’expression de quelque chose d’irréel, que le personnage n’a pas complétement accepté. Comme les imparfaits ou infinitifs souvent construits sur le modèle du subjonctif imparfait (« appelassais » et « inscrissais » dans l’extrait cité) (et ailleurs : « je n’aimassais point, je n’avassais jamaissu ce que cela voulait dire : aimasser. » (p. 7)), il place les propos dans une sorte de passé indéfini et incertain. Cette fausse marque du subjonctif imparfait place le lecteur face à un contraste entre un langage soutenu, désuet, et une connotation négative, introduite par le suffixe « –asse ». Souvent, le caractère désuet du style entre en contraste avec la trivialité, la crudité ou la violence de ce qui est décrit. Ainsi les propos d’un personnage : « Si on ne les tuasse pas, ils venisseront dans nos villageries de l’est et ils violasseront toutes nos femmes et nos enfants aussi. Ils s’attaquasseront même aux anges […] ». (p. 42) On trouve également de nombreux mots-valises, comme « vérivanités » (p. 7) ou « écoeurtouffement » (p. 9) ; et des mots qui ont changé de catégorie, comme « dégueulation » (p. 8) Substantifs, verbes, adjectifs ou adverbes sont souvent construits selon le modèle d’autres mots de la même catégorie ou librement transformés : « la réaliterie » (p. 10) ; « se frayoter » (p. 9) ; « déchirassé » (p. 17) ; « tellementalement » (p. 11).

Nébuleuses raconte l’histoire d’une femme enfermée par un passé nébuleux qu’elle tente de cerner, dans un récit que l’on pourrait qualifier de « corporel » voire d’« organique », en cherchant à parler de son « amOur ». De son « I!nstI!tutI!on », elle livre par bribes circulaires, rythmées par des tirets, son histoire et ses relations, plus oppressantes et dépourvues de morale l’une que l’autre, avec sa mère, son père, son fils, son I!nstI!tutI!on, son « copain », elle-même (« (moi) »), et son « amOur ». Dans ce livre, c’est davantage un travail sur l’orthographe et la ponctuation qui est à l’œuvre : PPT

 

j’e me demande si j’e devais parler de ma mère d’abord ou de mon I!nstI!tutI!on – peut-être de (moi) aussi que j’e suis trop laide de parler de (moi) – trop vieille – trop barbue – trop mal lavée – trop cassée – j’e suis trop encore dans mon I!nstI!tutI!on – dans ce que j’appelle mon I!nstI!tutI!on […]

 

La scission identitaire de la protagoniste transparaît à travers l’insertion d’une l’apostrophe entre le ‘j’ et le ‘e’ dans ‘je’ (j’e) et le doute quant à son existence même, ou du moins la conscience de cette existence, dans ce ‘moi’ toujours mis entre parenthèses. Le roman entier est dépourvu de points, de virgules et de majuscules, à l’exception de deux ‘O’ (o majuscule) dans « mOn amOur », et de trois ‘I’ (i majuscule) dans le mot « I!nstI!tutI!on », lieu aussi difficile à cerner que les trois points d’exclamation qui viennent s’insérer après ce ‘I’ et qui font résonner toute son étrangeté.

Dans Gueules – très brièvement – Becker invente pour ses héros défigurés par les obus de la Première Guerre mondiale une histoire et un langage dans la bouche de l’un d’eux, Charles de Blanchemarie : marques d’oralité, mots écorchés, tordus ou amalgamés, où toute la sauvagerie de la guerre et de son absurdité résonne.

(citation Gueules)

Mais quels liens entre les déformations de la langue à l’œuvre dans L’Effrayable et Nébuleuses (et Gueules) et ce qu’est la traduction ? Les langues malmenées et subversives de Becker me semblent pouvoir être perçues comme une mise en abîme de ce que fait la traduction : à la langue, et à l’original. Dans sa quête identitaire, le personnage de L’Effrayable transforme la langue pour s’affranchir de la terreur de son passé familial et national et, peut-être, pour parvenir à se le réapproprier. Dans la sienne, le personnage de Nébuleuses s’approprie un réel vacillant par une langue flottante, sans commencement ni fin, dépourvue de repères stables, dont l’étrangeté est aussi vulnérabilité. Dans les deux cas, cette parole autre, tremblante, métamorphosante et déstabilisante porte en creux la subversion de l’acte de traduction par rapport à la langue traduisante qu’il dérange, creuse, déploie, transforme. Cette langue déstabilisée devient à mon sens symptomatique de cet original vulnérable dont parle Tiphaine Samoyault dans l’article cité plus haut. Si nous ne sommes pas en présence de deux textes, le texte que nous lisons appelle à un autre texte : à la fois un texte original qui n’existe pas (comme si ce que nous lisons avait été traduit) et, à l’inverse, un texte traduit à venir dont ce que nous lisons serait comme l’original rendu vulnérable par la traduction.

Les textes de Becker révèlent ainsi non seulement ce que fait la traduction à la langue d’une manière générale, par la confrontation à l’étranger et à la langue singulière de l’auteur par rapport à sa langue, dans l’exigence de refaire, en traduisant « ce que le texte a fait à la langue originale », mais aussi ce que la traduction fait au texte original : elle le déporte, le transforme, le malmène, le fragilise. La fragilité de ces textes, leur étrangeté, leur aspect subversif et déstabilisant vient peut-être du fait qu’ils font appel à une altérité qui n’est pas identifiable. Une altérité « originelle » ? S’agit-il d’un autre texte (en creux) ? d’une autre langue (en creux) ? d’une langue qui révèle un « entre-deux-langues » ? Faisant appel à autre chose qu’elle-même, la langue devient comme étrangère à elle-même, se mettant en mouvement, mettant l’œuvre en mouvement .

On pourrait ajouter que ces textes sont aussi mise en abîme de ce que la traduction fait au traducteur : comme l’écrit Danielle Ristérucci-Roudniky, « L’’épreuve’ de la traduction modifie profondément le texte original, comme l’auteur [-traducteur] est transformé par la traversée des langues et des cultures » ; la quête identitaire des personnages de Becker à travers la langue peut devenir de la sorte également celle du traducteur à travers la traduction. Traduire, pour un auteur, c’est sortir de lui-même, de sa langue, et de sa propre langue en tant qu’auteur (désubjectivation), et c’est entrer en vulnérabilité, et y chercher des ressources ; écrire comme le fait Becker le met en œuvre.

 

V. Conclusion

 

J’ai tenté de montrer en quoi le travail littéraire de Becker, en tant que « geste de différenciation » capable d’« inquiéter nos ordres », révèle certains enjeux majeurs de la traduction telle que la conçoit Arno Renken. Renken le rappelle plus d’une fois, il n’y a pas de « dehors » pour parler de la traduction, comme il n’y a pas de dehors pour parler d’une langue, on reste dans le langage, et c’est ce qui rend la tâche du commentateur de toute traduction si difficile. Les textes de Becker dérangent le lecteur en ceci qu’ils fonctionnent comme des révélateurs (au sens photographique) de ce que nous ne pouvons percevoir en restant dans le langage, par leur étrangeté, par la distance qu’ils nous font nécessairement prendre par rapport à notre langue. En cela, comme la traduction, ils sont « expérience de l’étrangeté ».

S’il ne s’agit pas à proprement parler de « traduction » dans l’œuvre de Becker, l’auteur travaille sa langue d’écriture, seconde, à partir du multilinguisme, qui demeure en creux ; et ses textes énoncent peut-être mieux que n’importe quelle théorie que c’est la confrontation à l’autre langue qui dit ce qu’est une langue, qui permet de cerner ses contours, ses ombres et ses lumières. Lorsqu’on lit une logique traductive dans des textes qui, « génétiquement », ne sont pas des traductions, la traduction devient un effet, qui n’affecte et n’emporte plus que les textes traduits. Je terminerai par une interrogation sur un thème qui serait « traduire la traduction » : comment pourrait-on lire, dès lors, les textes de Becker en traduction ?

 

 

Publié dans   Hartmann, Esa & Hersant, Patrick. Au miroir de la traduction : avant-texte, intratexte, paratexte. Paris: Editions des Archives contemporaines. 2019, p. 155-164

Bertrand Schmid, Kroniques.com

Bertrand Schmid – Andréas, tu as déjà publié deux romans et (au moins) quelques textes qui proposent une approche « incarnée » de la langue. D’où te vient ce goût pour la différence et pour la « mise en bouche » de chaque parole ?

Andréas Becker – Depuis que je sais utiliser des mots, parler et écrire donc, mais de les entendre aussi, je suis fasciné par le pouvoir du langage. Du verbe naît l’action ; les actions, les unes après les autres, créent l’histoire, les mots, les uns après les autres créent une histoire. Encore aujourd’hui, je me pose souvent la question de comment se fait le transfert entre un mot et une action. C’est quelque chose qui me reste assez mystérieux. Les mots créent une réalité et cette réalité peut être parfaitement fallacieuse, et l’est peut-être nécessairement. C’est le pouvoir du mensonge. Mentir m’a dès mon plus jeune âge paru le chemin le plus sûr pour arriver à une vérité, du moins à un simulacre de vérité. Les enfants, par exemple, à un certain âge, adorent mentir, mais il ne s’agit pas du tout de faire mal, il s’agit de tester le pouvoir des mots. Ensuite, on apprend que ce n’est pas bien de mentir, sauf que parfois (peut-être par accident), on ne veut pas l’apprendre, et on se met à faire de la fiction. C’était mon cas, j’avais vers les dix ans, j’ai écrit un premier roman. Depuis, j’ai toujours continué à écrire.

Mais pendant longtemps, quarante ans à peu près, je n’arrivais pas à écrire comme je voulais. Il y avait en moi une permanente insatisfaction envers mes textes et je ne comprenais pas d’où me venait ce sentiment de ne pas pouvoir aboutir à un texte que j’aurais eu envie de lire (et je pense que cette envie est le critère essentiel pour un écrivain de juger son travail). J’ai pourtant pas mal écrit, en parallèle à une vie plutôt bourgeoise et plutôt réussie, cinq ou six romans, de la poésie, deux ou trois pièces de théâtre, des nouvelles, des journaux intimes, beaucoup de textes abandonnés. Mais rien, ni en allemand, ni en français qui me satisfasse et qui trouve écho auprès d’un éditeur. Jusqu’au jour où, par un radical changement dans ma vie, j’ai compris que le langage que doit utiliser l’écrivain que j’aurais voulu être ne doit pas être le même que l’on utilise tous les jours. Le langage devrait être un matériau de construction artistique comme l’est la peinture pour le peintre, la musique pour le compositeur et la pierre ou le bois pour le sculpteur. Le langage artistique doit déranger le dire de tous les jours, le mettre en questions, en doute, en danger, en abîme. Ce n’est donc pas par « un goût pour la différence » en tant que tel que je suis arrivé à écrire comme je le fais maintenant mais par la nécessité de déconstruire nos mots pour en faire des briques d’un bâtiment qui n’est pas habitable sans se déformer soi-même. Voilà, ce que je demande au lecteur.

Ces déformations auraient pu être purement intellectuelles, comme un jeu, et cela m’a beaucoup inquiété lorsque j’ai commencé à écrire L’Effrayable. Je ne voulais pas que cela soit du « style pour du style », il me fallait une réelle nécessité dans l’histoire qui dicte ces déformations, ces créations, ces incompréhensions. C’est donc le personnage principal du livre qui ne peut s’exprimer autrement, et ce n’est pas une lubie de l’écrivain. Ce travail passe nécessairement par une lecture à voix haute. J’écris beaucoup de versions de mes textes, et les deux ou trois dernières versions sont écrites à voix haute, je lis donc devant mon ordinateur les phrases, je les chante presque pour en extraire la mélodie, le rythme, les tensions. C’est une « mise en bouche » mais ça passe beaucoup aussi par le ventre, plus que par le cerveau.

B. S. – Pour prolonger la précédente question, tu es de langue maternelle allemande, mais tu écris en français. Est-ce le fruit de la nécessité ? D’un goût ? Et est-ce que l’allemand influence, selon toi, la construction de ta langue ?

A. B. – Je me méfie beaucoup des questions sur la langue dite « maternelle » qu’on met en opposition à la langue parlée ou écrite comme tu le fais en disant « mais » tu écris en français. Pourquoi « mais » ? Pourquoi ne pas dire, « tu es né en Allemagne et tu écris en français » ? Je pense que la question posée est légitime en ce qui concerne la création artistique mais sa formulation pose problème parce qu’elle mélange aspects artistiques et politiques de l’utilisation de la langue.

Une langue n’appartient ni à un peuple, ni à un groupement, et moins encore à une nation. Une langue n’a pas de valeur, s’exprimer dans une langue ou dans une autre n’a pas d’importance. Une langue est une expression particulière du langage, de ce grand besoin de communiquer, elle n’a pas d’autres raisons d’exister. Créer une académie qui protège la langue, comme cela est le cas en France, est ridicule. Vouloir définir une nation autour de la langue (comme a voulu le faire le gouvernement Sarkozy avec son détestable « Ministère de l’Identité Nationale ») n’avait qu’un seul but, exclure les Maghrébins (et seulement eux et pas les autres étrangers) de la culture française. Pourtant, faut-il le rappeler, les Maghrébins parlent drôlement mieux l’arabe que les Français et sont presque toujours bilingues, ou même plus quand on pense aux langues locales comme au Maroc par exemple.

Les seuls « propriétaires » d’une langue sont ceux qui la font vivre, qui la parlent, la déforment, s’amusent avec, l’écoutent, l’écrivent. N’en déplaise à l’Académie française et aux politiques qui tentent de temps à autre d’en faire un outil de discrimination pour plaire aux extrémistes radicaux de la droite haineuse.

Mais je reviens aux aspects plus artistiques de l’utilisation de la langue. La langue est la porte d’entrée dans ce bâtiment dont je parlais tout à l’heure. Ce bâtiment a une multitude d’entrées, elles s’appellent allemand ou français ou anglais ou chinois, afrikaans, peu importe. Le rôle de l’artiste est de transformer la langue pour accéder au langage, et ce langage est universel. En ce qui me concerne, actuellement, je prends plutôt l’entrée du français, c’est plus facile pour moi. Le français est encore plus matériau pour moi que l’allemand, je n’entends pas utiliser mes parents les mêmes mots, émotionnellement je suis encore plus éloigné du français que de l’allemand. Je pense à Beckett qui a commencé à écrire en anglais, est venu au français et puis, vers la fin de sa vie, a de nouveau écrit en anglais. Je pense que le français lui était devenu trop familier, trop proche, trop naturel et qu’il avait besoin de s’en éloigner de nouveau, et que finalement l’anglais lui était devenu la langue étrange. L’écrivain a besoin de cette étrangeté de la langue pour créer, en dehors de l’ordinaire de la langue du quotidien.

Que des particularités de la langue allemande se glissent dans mon français est tout à fait possible. Mais je ne réfléchis pas à la question. Je ne cherche pas à « germaniser » le français. Mon travail consiste beaucoup plus à chercher le mot « disible » encore qu’il soit français, allemand ou parfaitement inventé. C’est un travail qui ressemble plus à de l’hypnose qu’à la réflexion et une fois que j’ai fini l’écriture je ne cherche pas non plus à analyser. Je suis content quand le texte coule, quand l’harmonie se fait et quand on rit aussi de temps en temps.

B. S. – Avec Gueules, tu prolonges cette « mise en bouche ». La formulation est maladroite, mais penses-tu qu’elle convient mieux encore à ce travail sur les gueules cassées ?

A. B. – Au début de l’écriture, je ne savais pas que je travaillais sur les « Gueules Cassées » et d’ailleurs, je ne savais pas ce que c’était, les « Gueules Cassées ». C’est une lectrice de L’Effrayable, Françoise Hoffmann, une remarquable créatrice, qui m’a présenté les photos en me disant qu’elles venaient de son grand-père alsacien. Il faut avouer que je n’avais pas beaucoup écouté ses explications parce que j’ai été aimanté par les photos, j’avais ressenti une très grande tendresse à l’égard de ses hommes, on reviendra peut-être sur la question.

Tout de suite s’est imposé un texte à la première personne, c’était donc un des jeunes hommes, qui parlait à ma place, à la place de Françoise aussi, à la place de son grand-père Je n’ai pas eu peur de falsifier l’histoire, ça rejoint ce que j’avais dit au début de notre entretien par rapport au mensonge. Peu m’importe la soi-disant vérité historique, je voulais travailler sur l’émotion, et sur la possibilité de parler encore, malgré tout, malgré ces gueules déformées, et même peut-être, grâce à ces gueules déformées. Nous avons tous des gueules déformées, à des degrés différents. Je n’avais donc aucun problème à me glisser dans la peau d’un de ses hommes, les mots me venaient automatiquement, oui, à bien y penser j’étais presque dans un état d’écriture automatique, si chère à André Breton.

Le style, si on veut parler de style, vient donc dans un premier temps d’une incapacité physique de prononcer ce que l’on appellerait « correctement ». J’ai essayé, de nouveau à voix haute, d’imaginer ce que pourraient être les mots dits avec des telles blessures, avec des telles douleurs. Quelle pourrait encore être la place du langage ? Pas de la langue, mais du langage. Et je suis arrivé au résultat que la place du langage est la même que dans la vie dite ordinaire, ces hommes avaient les mêmes envies d’amour, de tendresse, d’amitiés. Mais ils n’avaient pas que des blessures physiques, ils souffraient aussi de blessures psychologiques, deuxième facteur de la déformation de la langue. Comment prononcer encore les mots du pouvoir, de la propagande et de la publicité quand on a vu en face le résultat de cette utilisation machiavélique de la langue ? La seule réponse valable pour moi est de détruire cette langue même. L’incapacité rejoint ici la nécessité, et en cela, ces handicapés devraient nous être exemples.

B. S. – Les photos qui « ornent » le recueil sont souvent insupportables, indicibles. Est-ce que cette indicibilité t’a aidé, justement, dans ta recherche d’une langue réinventée, remâchée ?

A. B. – Je ne trouve pas les photos insupportables. Au contraire. Notre société ne veut que le beau, le lisse, le propre, au point de retravailler toutes les photos des mannequins sur Photoshop. Là aussi d’ailleurs, on se rend compte qu’une réalité objective n’est que chimère. Toutes les images sont falsifiées, les hommes politiques sont maquillés à la télé, prendre une photo déjà est une interprétation subjective de la réalité. Ce qui est donc insupportable est la réaction personnelle à ces photos mais pas les photos en elles-mêmes. En quoi seraient-elles insupportables ?

Déjà l’origine des photos est fascinante. C’est une infirmière dans un hôpital en Allemagne qui les fait. A-t-elle eu le droit ? Quel a été l’objectif de ces photos ? Il est difficilement pensable que ce fût à des fins de propagande, ce sont plutôt des clichés anti-militaires en montrant impitoyablement les traces des combats. À la fin de la guerre, elle confie ces photos à un jeune militaire, alsacien, dont elle est tombée amoureuse. Quand le militaire rentre chez lui, il n’est plus allemand, il est français, et il s’installe à Saint-Etienne tout en gardant les photos comme un secret de famille. Ce n’est que des décennies plus tard que les photos sont confiées à Françoise qui décide d’en faire « quelque chose », de les rendre publiques. C’est ainsi que je réinvente des biographies françaises, étant né en Allemagne, de ces hommes. Les allers-retours de la signification des photos est donc un bel exemple du changement historique qui s’est opéré en Europe depuis un siècle.

J’ai essayé de rendre compte aussi de ces changements dans mon écriture, en faisant de Max Strücklein un allemand, ramassé par les Français qui dans un premier temps ne se rendent pas compte qu’ils ont sauvé un Allemand puisqu’il ne parle pas de sa bouche déchirée, et quand il parle, il l’ont déjà pris sous leurs ailes, il l’aiment déjà, alors il est impossible de le renvoyer, la notion même de l’ennemi n’a plus aucun sens à partir du moment où on parle d’un individu. J’ai essayé en cela de rendre hommage à ces hommes, à ces mutilés, aux courageux, aux humains.

Mais je ne fais pas de recherches systématiques de style, je n’ai pas d’idée préconçue, comme j’ai expliqué avant, ce sont les personnages qui s’imposent avec leur parler. Je ne suis pas celui qui fait la loi, c’est le sujet, c’est l’empathie avec le sujet qui fait que l’écriture se fait, et que mon rôle surtout se limite à l’accompagner, à ne pas la détruire en la rentrant dans un corset.

Je prends aujourd’hui la liberté d’écrire comme cela vient, mais cela vient uniquement parce que je prends la liberté. C’est une grande prise de risque aussi parce que rien n’est préconçu, rien n’est réfléchi, rien n’est organisé d’avance. Ce sont les Gueules finalement qui parlent comme ils veulent, enfin comme ils peuvent encore.

B. S. – Tout en lisant ton récit, je me suis interrogé quant à ta manière de travailler : as-tu constamment conservé ces photos proches de toi ? C’est une question qui peut paraître risible, mais l’écho comme soyeux que le texte renvoie après s’être heurté aux photos la rend nécessaire.

A. B. – Oui, j’ai eu constamment les photos devant moi, sur l’écran de mon ordinateur. Mais je n’ai pas cherché à les organiser. Parfois, on peut se poser la question, si dans un chapitre, il s’agit réellement du même homme, mais j’avais décidé qu’aucune vérification ne serait souhaitable. C’est donc Françoise Hoffmann qui a scanné les photos et qui me les a envoyées par série de trois. J’ai accepté l’ordre de ces séries, et j’ai commencé tout simplement au début et j’ai fini quand la dernière série était finie, je n’ai jamais interrogé ni l’ordre ni l’agencement des photos. Je pense que c’était le meilleur moyen de ne pas se laisser piéger par une possible réalité historique. J’ai donc longuement regardé les photos, et j’ai écrit dans un état que j’ai qualifié tout à l’heure d’hypnotique.

Les photos ne m’ont jamais quitté pendant l’écriture et ne me quittent toujours pas. Mais je ne suis pas obnubilé par elles non plus. C’est devenu mes amis, j’ai beaucoup de sympathie pour ces hommes et on rigole beaucoup ensemble. C’est dans les blessures de la vie, dans les plis, dans les saletés, dans les douleurs que naissent les plus tendres amitiés, les plus grands amours, les plus belles histoires d’humanités. Les imperfections rendent la vie possible, les défaillances nous rendent accessibles, c’est « La Vie dans les Plis » comme disait Michaux.

Ce que veut nous montrer la publicité et la propagande est un miroir déformé de la vie pour détourner notre attention, c’est le plus sûr moyen pour le pouvoir de garder le pouvoir et de préparer les futures guerres. Alors, les « Gueules Cassées », ces photos ne sont pas insupportables mais nécessaires à la Résistance avec un grand R selon Gilles Deleuze.

B. S. – Comment s’est opéré le choix de la narration ? Est-ce que selon toi cette immédiateté du récit était nécessaire ? En effet, tu ne nous laisses pas trop le choix. On est happé, chahuté, bringuebalé… 

A. B. – Non, je ne laisse pas le choix au lecteur, ou plutôt si, il a toujours la possibilité de fermer le livre, de le détester. C’est le seul moyen de s’en protéger. À partir du moment où le lecteur a engagé la conversation avec le livre, il est obligé d’accepter mes règles du jeu. C’est assez prétentieux, je sais, mais je pense qu’écrire est déjà tellement prétentieux que ce n’est pas la peine de s’en cacher.

Le lecteur qui veut suivre mes écrits est obligé de travailler. Il doit faire l’autre moitié du chemin. Dans la création il y a deux versants, le premier étant opéré par le créateur et qui mène jusqu’à la crête de la montagne, là où l’œuvre est proposée. Mais l’autre versant, celui de la réception, appartient au lecteur, spectateur, auditeur. Sans cette deuxième version la création reste imparfaite, on pourrait même dire qu’elle n’existe pas sans la nécessaire réception, c’est-à-dire la transformation par celui qui prend l’œuvre dans la figure. En ce qui concerne mes livres, je demande au lecteur une réécriture. Il doit accepter de devoir recréer des mots, des phrases, parfois même le sens de certains paragraphes, et en cela je le mets à la place du créateur. Dans le meilleur des cas s’installe une complicité, et je suis souvent surpris à quel point la réception de ce que j’écris rend plus épaisse mon écriture.

Mais la réception, toute comme la création, n’est pas seulement intellectuelle. Elle se déplace de la tête dans le ventre, descend vers le sexe, les jambes, remonte le dos, pour se concentrer entre les omoplates, provoquant des crampes, des maux de dos, des nausées. C’est une lutte. J’essaie toujours de ne pas me limiter à la seule création intellectuelle pour atteindre ce niveau de souffrance chez le lecteur qui le met dans une situation inconfortable. Si à partir de ce moment-là il a envie de balancer le livre, de le maudire, de le haïr, tant mieux. Ça m’arrive aussi.

B. S. – Tu nous a habitués à une langue malaxée, sortie droit des bouches et des têtes. As-tu encore d’autres projets avec la même approche ou envisages-tu une écriture « normale » pour une de tes futures publications ?

A. B. – Je viens de finir le travail sur un roman qui n’est évidemment pas d’une écriture « normale ». Il n’y a pas de norme dans la création artistique, que ce soit l’écriture, la peinture, la musique, etc. C’est justement tout le contraire, la norme rendrait la création atone, tuerait la création. Et la norme représente un grand danger pour l’artiste, parce qu’on lui demande constamment de se conforter à la norme, de rendre plus accessible son œuvre, de plaire aux uns et aux autres, à la presse, au jurys des prix. La pression en ce sens est constante et dangereuse, parce qu’évidemment elle vient aussi de l’intérieur de l’artiste. Qui ne rêverait pas de plaire ?

Mais vouloir plaire ne peut pas être la base du travail, ça fait partie des pulsions dont il faut être conscient justement pour éviter de tomber dans le piège. Mon prochain roman ne nie donc pas mon travail, au contraire, mais peut être compris comme une prolongation. Il ne faut pas non plus se répéter, mais proposer toujours une réflexion autre, une écriture autre, la possibilité aussi pour le lecteur de se retrouver en dehors de ses normes à lui.

En ce sens, je n’ai pas de plan d’écriture, ni de projet. Je n’envisage pas mon écriture future. Dans mon écriture, je suis le premier surpris quand je vois le résultat, même quand je vois naître le texte sous mon stylo ou sur l’écran de mon ordinateur. Je ne veux pas perdre cette approche irréfléchie, non analysée, spontanée. Je n’arrive pas à écrire assez vite pour sortir en temps réel ce qui se passe dans ma tête, dans ma poitrine, dans mon ventre. C’est un état d’urgence en permanence et seuls quelques recours peu recommandables m’en protègent parfois. Je ne sais pas où m’emmène cette course.

Ces derniers temps, j’ai commencé à faire des dessins et de la peinture, et j’adore cette approche beaucoup plus physique de la création artistique. Ça permet aussi de sortir de la problématique des matériaux, on a les doigts pleins de couleurs et cela suffit au bonheur. Ou jouer au piano et se laisser aller dans des mélodies de Satie, dans des improvisations. Tout cela aide à l’écriture et à la réception de cette écriture. Les dessins dans Gueulesaident aussi à s’approprier les photos, c’est une architecture très complexe, une articulation de trois éléments, de l’écriture, des photos et des dessins, qui se font écho, qui se complètent, qui se mettent en lumière sans se répéter.

Il faut d’ailleurs souligner le travail remarquable de Valérie Giroud, la graphiste du livre, et de l’éditeur, Jean Richard. Un éditeur qui sait prendre des risques, ça existe encore, et cela doit nous rendre optimistes, malgré tout.

Bertrand Schmid 08.04.2015

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