On le sait : bien plus que ce qui nous fait froidement face, la réalité est
d’abord un lieu habité – reflet fragile d’une subjectivité, d’un corps, d’un regard. Qu’en reste-t-il dès lors, lorsque tout se détraque ? Que sous l’effet d’une collusion majeure, les
cadres spatio-temporels et les frontières ténues entre vie et mort, veille et rêve, « je » et les autres, volent en éclats ? Partant d’un drame puisé au catalogue des faits divers
(un homme en tue un autre au cours d’un accident de voiture), le dernier roman d’Andréas Becker nous plonge, en un long monologue intérieur, au cœur d’un univers qui a perdu son étanchéité.
Qu’est-ce encore que percevoir le monde et se percevoir soi-même, lorsque les digues ont lâché ? Un livre puissant qui confirme cet auteur, dont l’œuvre est encore trop discrète, comme
l’un des grands écrivains d’aujourd’hui.
ANDRÉAS BECKER LES INVÉCUS
Éditions de la Différence, 208 pp.
Après L’Effrayable (2012) et Les Nébuleuses (2013), Andréas Becker
signe un troisième roman aux éditions de La Différence. Reprise et prolongement d’un manuscrit ébauché vingt ans plus tôt, Les Invécus vient clore un cycle dans le travail de cet écrivain
allemand qui a élu domicile en langue française. Une langue à laquelle il tord librement le cou et sait faire rendre un jus amer et facétieux. Pourtant, si l’on retrouve bien une
« patte » lorsqu’on le lit, l’écriture de Becker ne repasse jamais par le même chemin. Les inventions et destructurations imposées à la langue (plutôt sur le plan du lexique dans
L’Effrayable et de la syntaxe dans Les Nébuleuses) ne relèvent pas de l’artifice verbal : elles constituent une issue, une voie d’accès pour dire ce qui n’aurait pu l’être
autrement – pour rendre compte des excroissances de la réalité ou de la sensibilité. Pour ce qui est de la langue, justement, Les Invécus est sans conteste le livre le plus
« sage » de l’auteur. Mais méfions-nous. Car paradoxalement, c’est également celui qui va le plus loin dans l’effort de lecture qu’il nous impose et dans le cap qu’il nous invite à
franchir pour intégrer le regard du personnage. Si l’on excepte le beau néologisme qui sert de titre, c’est avant tout dans la construction narrative et dans la restitution du réel que la
distorsion s’opère.
Au commencement, il y a le choc : un jeune conducteur perd le contrôle de
son véhicule et tue violemment un retraité qui sortait ses poubelles. Comment survivre à un tel événement, comment se survivre à soi-même ? Comment renaître de cette
mort-là ? L’accident fondateur décentre le narrateur vers un monde plus bas, une sorte de purgatoire où le sujet se cherche indéfiniment, se délite et se recompose sans cesse. L’univers
qu’il appréhende désormais (et le lecteur avec lui) est poreux, friable, kaléidoscopique. Il renaît dans un temps circulaire où les ingrédients habituels d’un récit – personnages, lieux,
événements – prennent la forme de lambeaux flottant dans le texte, telles de vagues épaves auxquelles se raccrocher, quitte à mieux plonger ensuite avec elles. La chronologie pulvérisée
doit se conformer à d’autres logiques temporelles pour dire l’épaisseur du vécu. La grammaire ne suffit plus, alors le narrateur, fatigué par « la danse frénétique des avant vers les
après » dans laquelle il se sent englué comme « dans une soupe collante », rêve de nouveaux temps verbaux : « le presque-parfait »,
« l’immoral », « l’antécédent », « le précédent », « l’instant », « le subconditionnel », « la subjonctivité ». Plus modestement,
le conditionnel est très largement utilisé dans les premiers chapitres du roman – créant un mode de récit qui brouille les pistes entre possible et effectif, entre ce qui est advenu et ce qui
aurait pu. Un conditionnel qui revisite aussi le drame premier – ressassé avec de multiples variations tout au long du roman – renvoyant soudain au statut d’hypothèse l’accident survenu :
« le corps atterrirait dans un joli massif de roses, sa distorsion imprimerait des stigmates dans la terre lourde qui bientôt seraient invisibles à l’œil nu. »
Les « invécus » désigne cette communauté à laquelle le narrateur,
légataire de la mort inacceptable qu’il a provoquée, se sent appartenir. Le monde est devenu pour lui un non-lieu, un espace inhabitable entre néant et quotidien et dont il ne peut pourtant
s’extraire. « En attendant l’asile libérateur il faudrait encore tenter, toujours tenter, mal tenter ; la tentation, seule échappatoire des comme
nous, des invécus, des pas morts ni vivants. » Cette tentation, on le devine, passe par l’écriture, ultime ressort susceptible de donner forme à
une (non-)vie sans issue.
Mais l’accident qui inaugure ce « décrochage » n’est peut-être qu’un
alibi. On a souvent l’impression, lorsqu’on lit Andréas Becker, que les cas d’exception qu’il met en scène à travers ses personnages, sont de simples amorces, des prétextes pour déployer
une vision possible du monde qui interroge tout autant (sinon plus) les « bien-portants » et les non-accidentés… Dans Gueules (Éditions d’en bas, 2015), il avait composé, en
marge de son cycle romanesque, une série de micro-fictions pour accompagner d’insoutenables photographies de « gueules cassées » (ces soldats défigurés de la Première Guerre mondiale)
qu’une amie lui avait confiées. Une façon aussi de relever (dès le choix du titre, réduisant « Gueules cassées » à « Gueules ») la part d’altérité qui nous revient à tous dans
le regard de l’autre, de tenter de repousser les limites de ce qui fait différence.
De la même manière, Les Invécus est autre chose qu’un drame
psychologique. Le monologue intérieur du personnage témoigne d’une perception du monde qui interroge les limites de l’identité, la fragilité humaine et notre propre rapport à ce qui
nous entoure. L’écriture accepte ici de s’immiscer dans une zone dangereuse où les repères habituels sont balayés, où la réalité délestée de ses chiens de garde entre en fusion. Au bout du
voyage, peut-être que tout aura brûlé. Il nous restera ce texte magmatique, l’un des plus forts que Becker ait écrit.
Extrait
« Suis un œuf, quelque chose comme un œuf, peut-être sans forme distincte,
pas de limite entre ce moi et ce monde alentour, le monde des beaux immeubles et des gratte-ciel, des voitures électriques sans émission de carbone, le monde des centrales nucléaires et des
déchetteries à ciel ouvert, plaies béantes de nos vécus. J’ai une pitié ovale de moi, du petit menteur que je suis devenu.[…] C’est comme si j’étais né invécu. Aucune réalité ne s’accroche à
moi. Autour de moi quelque chose comme une mélancolie grisâtre semble exister. Je ne suis pas comme un œuf. Je ne me distingue en rien de la grisaille autour de moi. Sur moi, tout glisse,
comme des petites gouttes de pluie d’automne, qui mouillent, qui n’apaisent pas mais qui mouillent. Je trouve maintenant ridicule d’avoir dit je suis un œuf.»
Il y a surtout la qualité visuelle de ce que tu écris : l'exactitude de la vision des gestes, des
attitudes, ce qui fait que tes marionnettes – dont les noms variés ne recouvrent, me semble-t-il,
que les incantations successives ou simultanées du même héro auto-dénigrant, auto-destructeur
qui se confond avec le narrateur précédent malgré tout (malgré tout ce que tu fais pour effacer
leur singularité) une vie propre étouffée de plus souvent mais parfois même intense.
J'ai évoqué la répétition des passages courts ou de formules, ou de mots isolés comme une
caractéristique majeure de ton écriture, parce qu'il s'agit là d'un procédé éminemment poétique, et
que c'est probablement sa chargé de poésie latente que j'apprécie le plus dans ton livre.
Mais je suis aussi très sensible à ton emploi, qui me paraît d'un particulière pertinence littéraire,
du conditionnel en ce qu'il induit le lecteur à une rêverie mélancolique pleine de charme, et très
différente de celle, imitée de Flaubert, que distillent les premières pages des Choses, de Perec.
Il y a bien sûr une histoire dans Les Invécus, livrée d'ailleurs par fragments à chaque apparition si
remaniée que je ne suis pas sûr du tout d'avoir « suivi l'affaire » comme dit Michaux dans Un
homme paisible, un des poèmes-énigmes d'Un certain Plume.
...
Une écriture qui demeure constamment éloignée de la brutalité gratuite et qui parvient même,
gageure peu croyable, à rendre touchant (et élégant) le fantasme d'une rencontre amoureuse dans
un tiroir de morgue.
Maurice Mourier
La règle du jeu, Philippe Bouret, 17.08.2018
En attendant Becker…
Avec «Les invécus» (éd. de La Différence), l’écrivain allemand Andréas Becker signe un roman où le lecteur prend des coups. La critique du psychanalyste Philippe Bouret.
«Quelque chose s’écrit avant l’écriture»
Andréas Becker.
Lire L’Effrayable,
c’est se glisser dans le texte quitte à laisser sa peau sur les murs du soupçon. Rencontrer l’écriture de Becker, c’est apprendre le «subconditionnel du passé participé», c’est se cogner
au «Passé surcomposé» et se casser la gueule sur le «Conditionnel de la subjonctivité deux».
Bref, pour s’inscrire à l’École Becker et apprendre une Langu’Autre il faut bosser
grave, prendre quelques coups et payer de sa personne. Droits d’inscription en livres de chair.
Surtout ne pas «jouer» au psychologue, encore moins au «psy-qui-canaliste», mais être un lecteur singulier, suivre celui qui… «écrit jusqu’à s’arrachalasser la peauterie du corps».
Alors, «j’e» me présente, main ouverte, non masqué et désir de l’analyste collé derrière l’oreille comme un chewing-gum en attente de machouillure. Mon estime pour lui navigue toutes
voiles dehors malmenée de Charybde en scylla ! Et puis de l’amour… bien sûr. Sinon à quoi bon ? C’est lui le Maître à bord, il donne le cap… Larguez les amarres !
Reculer devant l’Unheimlich… ? Hors de question ! Il y a «anguillement sous rocherie» chez l’homme-Becker, il se balade toujours, l’inquiétante étrangeté en bandoulière et le réel dans la
poche.
Non mais sans blague ! On ne s’en tire pas comme ça… avec lui.
– Si j’aurais su, j’aurais pas v’nu !
– Ben oui, mais trop tard… mon gars!
Me voilà embarqué avec un aller-simple (pas si simple que ça) dans une écriture qui «casse la lettrerie, cette fausse-pudibonderie du motissement».
Ah ! Il me mène la vie dure ce Becker, je suis tombé sur un bec-erre… Non seulement il me mène la vie dure, mais provoque la vidure… celle du sens et de la bien-pan-sens. Me voilà
sens-dessous-dessus.
– Eh ! M’sieur Becker, comment ça s’écrit le dernier souffle M’sieur Becker ?
– Eh! M’sieur Becker, comment ÇA s’écrit l’animalité feulante qui
dit que la vie est encore là… encore un peu… Encore ?
– Eh ! M’sieur Becker, comment ÇA s’écrit que mon père il est mort et que je voulais pas ?
– Eh ! M’sieur Becker, c’est quoi l’réel ?
– Eh ! M’sieur Becker, c’est quoi une « petite fillasse qui a eu-t-été » ?
Il dit : «Le peu que je sais dire, je ne sais que le contredire» (Les
invécus, éd. de La Différence)… Me voilà dans d’beaux draps !
M’sieur Becker, c’est Andréas. Andréas, c’est l’écrivain qui se méfie des belles phrases, «de toute belle langue qui fait le lit des idéologies mortifères».
Et en plus, il fait des films et il peint… le diable !
Becker, un écrivain qui ne me laisse pas tranquille… amoureusement.
Un accident mortel qui place une vie entre de cauchemardesques parenthèses : écrire l’invécu.
Publié début avril 2016 aux éditions de La
Différence, le quatrième roman d’Andréas
Becker poursuit en beauté, en inventant à nouveau le langage ad hoc nécessaire, outil développé dans la douleur et l’entrechoc pour tenter de répondre à la terrible question qui hante
ses œuvres : qui suis-je ? Comment puis-je accéder (ou ré-accéder) à l’identité, à une identité authentique, si j’ai été étiqueté, catalogué, schizophrène et martyr (« L’effrayable », 2012), folle (« Nébuleuses », 2013) ou gueule cassée (« Gueules », 2015) ? Comment, ici, dans
ces « Invécus », un tragique accident de voiture, il
y a vingt ans, m’a-t-il formé, au sens propre, a-t-il fait de moi, très majoritairement, ce que je suis : un invécu, bloqué dans une étrange stase temporelle qui envahit tout
l’espace-temps qui aurait dû être consacré à vivre ?
Les tombeaux sortiraient de l’étang. De la forêt monterait la complainte
noire des pins recourbés et veufs. Un sifflement mauvais traverserait un monde aux abîmes, baigné dans un sang noirâtre. La poubelle que le vieux venait de sortir virevolterait, s’arrêtant en
plein vol dans un ciel trop limpide, trop innocent pour faire voûte au désastre. Le conducteur sortirait à quatre pattes de la carcasse alors que le corps
de l’accidenté percerait la haie de fusains. Coupable et victime deviendraient des invécus, leur accident désormais les unirait, les confondrait dans un magma de métaphores et de mensonges, vie
et mort s’entrecroiseraient comme dans un jeu de miroir. Voir clair s’apparenterait à un crime. Naître complètement relèverait de l’impossible.
Peut-être davantage encore que dans les impressionnantes inventions langagières des romans précédents, « Les invécus » construit son ‘écriture comme seule possibilité
concrète d’échapper au cauchemar – désormais indiscernable de la réalité – qu’est devenu la vie du narrateur, après qu’il a un jour, tout jeune conducteur, écrasé un retraité qui sortait ses
poubelles devant son pavillon. Acte fondateur devenu unique, tabula rasa qui n’a jamais pu devenir fondatrice, ce choc a construit de facto les limbes ou le purgatoire auxquels le narrateur s’est
lui-même condamné. Peut-il, veut-il en sortir ? Seule l’écriture lui offre peut-être, une chance – et « Les invécus » est cette fabuleuse tentative, en 200 pages où
le mode conditionnel se fait pied-de-biche, pour imaginer une uchronie personnelle, pour chercher une histoire alternative à une vie accidentée qui aurait pu, éventuellement, être différente si…
Marche à la mort (Hans Baldung, XVIe siècle)
x
J’ai saigné. Mon bras a saigné, mais il ne saigne plus. Je sors le matin
quand je pressens que le bonheur d’un monde frais, fort, inondé de l’encre d’une nuit capricieuse, peut supporter une chose aussi mal vécue que moi. J’ai besoin d’une nouvelle grammaire sinon je
n’irai pas plus loin, seul le conditionnel me permettrait de me glisser dans le dicible. J’écrirais des phrases avec des majuscules au début et des points à la fin, avec des mots, des vrais
enfin. On me l’aurait conseillé. Quelques os bringuebaleraient pour tenir les abîmes, leur donner squelette encore, autant qu’imaginable. Je finirais en déambulateur, dans un déambulatoire, le
moment venu. En attendant l’asile libérateur il faudrait encore tenter, toujours tenter, mal tenter ; la tentation, seule échappatoire des comme nous, des invécus, des pas morts ni vivants.
Comme le note avec grande justesse Anne
Vivier sur son blog Racines, Andréas Becker déploie une écriture extrêmement rusée
pour parvenir à rendre indiscernables ou presque le rêve et la réalité, pour donner à cette stase bloquée, qui repasse et ressasse inlassablement le drame originel, l’épaisseur d’un vécu,
précisément. Chaque notation de réel vient s’insérer impeccablement dans ce rêve éveillé persistant, compliquant sans cesse la tâche d’en sortir éventuellement : collègues au sein d’une équipe de vente,
peut-être, commentaires plus ou moins compatissants sur le retour de dépression, souvenirs à vif du moment originel, bouffées de culpabilité prenant toutes les formes possibles ou imaginables,
cascades de conséquences familiales délétères et autres enchaînements implacables,… Comme lorsque la DreamMaster 301
de Norman Spinrad (« Le temps du rêve », 2012) se détraque
insidieusement, les échappatoires concrètes disparaissent, la prison du cauchemar épaissit sans relâche ses barreaux, la vie ne se vit pas.
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x
Le corps atterrirait dans un joli massif de roses, sa distorsion
imprimerait des stigmates asymétriques dans la terre lourde qui bientôt seraient invisibles à l’œil nu. Le massif aurait été remplacé par une large bande de gazon sans ornement, tout comme
auraient été rasés les quelques moignons de la haie qui subsisteraient après l’accident, le bouleau à côté du pavillon aurait été abattu. La veuve aurait vendu le pavillon au plus vite, quittant
le village de l’oppression mutique, n’emportant qu’une liasse de feuilles comme seul bagage, longue lettre que le jeune conducteur lui aurait adressée ; ruine langagière de laquelle pousseraient
quelques fleurs chétives d’un vécu effrayant.
Andréas Becker nous offre ainsi une
nouvelle exploration surréelle de la force du langage, outil et arme, dont il faut éprouver à chaque page les possibilités, la puissance et l’impuissance, la contribution insensée à une issue
possible, et la persistance terrible du risque de l’échec. Et il nous prouve au passage qu’il est bien l’un des écrivains les plus intéressants que l’on puisse lire à l’heure actuelle.
Un accident, il y a vingt ans, dans une rue d’un quartier résidentiel, peut-être à Lyon : celui qui raconte évoque des traboules… Il avait alors vingt ans et circulait en voiture
quand un homme âgé sortant sa poubelle avait surgi. Il l’avait tué sur le coup. Avait lui-même été grièvement blessé. Depuis lors il n’a plus jamais cessé de vivre avec les images
de l’accident. Jusqu’à perdre toute notion de temps et de lieu. Installé dans un espace indéfini, zone d’irréalité entre vie et mort. Comme enfermé à jamais dans l’instant
tragique, qu’il n’arrête pas de se passer en boucle. Si la prose hallucinée et les jaillissements d’inventions langagières de son premier roman, l’Effrayable (2012),
paraissent avoir maintenant gagné des rivages plus calmes, le nouveau livre d’Andréas Becker ne se présente pas moins comme une œuvre insolite, qui interroge un rapport au réel et
continue la quête d’identité identifiée dans les débuts.
Cela d’abord ressemble à un puzzle. Comment placer les pièces que l’on voit successivement défiler ? Souvent d’apparence identique, à peine une nuance de couleur ou de forme entre
elles, dans des scènes récurrentes. Dès l’entame du récit s’installe en effet l’impression contradictoire d’une précision dans le détail et d’un flou général. Tout y devient
étrange. Jusqu’aux identités. Que sont ces Vertiqual, Marvolain, Chrisztobol, Rorkoff, Andlish, Mantoo ou Sabato dont parle le narrateur ? Des personnes tangibles ou plus
vraisemblablement des êtres nés dans la fournaise d’une imagination et les dérives d’un délire langagier ? À moins que ce ne soit les deux, tant la perception semble s’être
altérée depuis l’accident, faisant place à d’incroyables constructions mentales. La littérature comme ouverture à des territoires inconnus, quand les digues de la raison se
trouvent submergées, quand des angles inattendus soudain s’ouvrent. On en voudrait pour preuve une fantastique scène en fondu enchaîné, apogée de ce texte hors normes, alors qu’au
plus fort de l’acte sexuel le narrateur se voit soudain en chair vagissante, expulsé par le ventre qu’il entreprenait de connaître. Recherche de soi, naissance à l’écriture, mais
aussi ouverture aux formes inouïes qui naissent dans l’obscurité du moi profond : telle se présente cette littérature dans sa radicale différence. Nourrie pêle-mêle du plus noir
du romantisme allemand, comme de surréalisme et d’expressionnisme. La confirmation d’un talent rare, d’une puissante originalité.
Dès l’entame du récit s’installe l’impression contradictoire d’une précision dans le détail et d’un flou général.
Racines, 28.03.2016
Maman, la honte ne me quitterait plus, c'était ma punition, ma peine capitale, revivre toujours, ne jamais pouvoir mourir pour de bon.
Il avait vingt ans il y a vingt ans. Et il y a vingt ans il a écrasé un piéton. Depuis le temps s'est arrêté. Enfin pas vraiment. Mais il continue de vivre et de revivre la scène de l'accident.
Des éléments s'en échappent, viennent brouiller le réel. Quelques pièces de puzzle, des motifs et des scènes récurrentes, tout se répète, se construit pour mieux se défaire et se recomposer.
Quelques personnages aux noms étranges passent (réels ou fictifs ?), insaisissables.
Le héros, disons l'homme plutôt, a vraiment du mal avec la réalité. On pense à quelques grands livres récents et leurs héros dont les pieds touchent avec difficulté le sol, le très
beau Pas Liev ou encore la magnifique Femme d'un homme qui. Mais le lecteur a aussi parfois l'impression
étrange d'être emprisonné dans un texte Nouveau roman sépia et légèrement décoloré, mâtiné de roman noir vintage.
Naître complètement relevait de l'impossible.
Il y a des scènes saisissantes dans Les invécus, l'accident bien sûr, mais bien d'autres encore qui bien vite se délitent pour se transformer en autre chose, puis autre
chose encore sans qu'on ait vraiment compris comment on avait pu atterrir là. Par exemple cette scène de sexe qui en un seul mouvement se transforme en accouchement. C'est totalement étonnant de
réussir à retranscrire quelque chose de la fluidité du rêve (ou plutôt du cauchemar) par l'écriture.
J'ai besoin d'une nouvelle grammaire sinon je n'irai pas plus loin, seul le conditionnel me permettrait de me glisser dans le dicible. J'écrirais des phrases avec des majuscules au début
et des points à la fin, avec des mots, des vrais enfin. On me l'aurait conseillé.
Dans les précédents romans d'Andréas Becker, il y était perpétuellement question de la recherche d'identité. Les invécus continue à creuser ce sillon, la recherche
de soi à travers l'écriture et la naissance de l'écriture à travers soi. Laissant de côté ses prouesses lexicales sans pour autant affaiblir sa puissance stylistique, l'auteur creuse, fouille,
déterre, explose, réunit, invoque encore et encore telle scène, tel détail, tel motif. Et c'est l'écrivain qui naît, grandit, mûrit, s'invente sous nos yeux. Moi je trouve ça beau et touchant.