Charybde 27 : le Blog, Robert Hugues, 16.05.2015
Publié en 2013 aux éditions La Différence, le deuxième roman d’Andréas Becker poursuit le travail proprement incroyable accompli un an plus tôt dans « L’effrayable », explorant les limites de la langue que peut et que doit s’inventer le tordu, le physiquement opprimé, la victime indicible, le fou.
Après avoir inventé le jaillissement d’une parole entrechoquée, d’une parole schizophrène au coeur de laquelle s’affrontaient inlassablement les deux faces d’une même victime recroquevillée sur le souvenir omniprésent de sa souffrance passée, ne sachant plus distinguer en elle la victime du bourreau, avec « L’effrayable », avant de plonger dans l’improvisation du langage brisé des mâchoires et des faces cassées de 1914-18, avec « Gueules » (2015), Andréas Becker nous invitait ici au plus dérangeant peut-être de ses voyages, proposant un nombre infini de saisons en enfer, dans le cerveau définitivement embrumé, mais capable aléatoirement de quelques fulgurances troublantes, d’une internée en hôpital psychiatrique, souffrant de traumatismes multiples et complexes.
j’ai toujours rêvé d’être malade – enfin malade – infirme – invalide
cogité-j’e – valétudinaire – égrotante cacochyme – mauvaise – mal gerbé-j’e – toujours mal gerbé j’ai – toujours mal – (moi) j’e – (moi) toujours – j’e – j’ai rêvé d’être malade – chétive –
disparaître dans un maigre néant – plus rien rentrer dans ce corps – plus rien sortir de ce corps – pour parler d’amour enfin – de mOn amOur – pour finir ce corps – ce corps mauvais – ce corps
dégoulinant d’infections – d’impuretés – de boues de bourbes d’ordures – ce corps qui suit (moi) encore et qu’encore j’e suis – ce corps qui se traîne – pénible – d’un état à l’autre – d’un avant
vers un après – vers un avenir barricadé – vers une réalité déclinée selon mes mauvaises humeurs – sans savoir de vérité – ce corps matraque – déchiré – violenté – ce corps banni éjecté – ce
corps éliminé
muscles flasques – artères bouchées – la peau grasse – ocre par endroits
et brun nicotine – le ventre gonflé d’eau retenue – des varices comme des nœuds autoroutiers avec parkings et self-services – mon sourire andouille – mon regard bécasse – mon cerveau amoché avec
dedans plein de pensées disgracieuses et de viandes hachées mal digérées – ingrates et laides – qui devraient être tues et que (moi) j’e pourtant balbutie sans cesse – que j’e hoquette mélangées
à ma salive putride et mon haleine cadavérique – seule que j’e suis – seule (moi) fille de ma pauvre mère
Dans les mots qui s’écoulent, parfois parcimonieusement, parfois torrentueusement, des cahiers de la narratrice retranchée dans sa mystérieuse « I!nstI!tutI!on », il faudra à la lectrice ou au lecteur patiemment décrypter les bribes terribles d’une vie de pauvreté, de promiscuité, de déséquilibre, d’inceste, de mort et de folie, séparer avec grande difficulté le possible souvenir réel du tout aussi possible fantasme imaginé, tenter de comprendre les mots crus et violents comme ceux qui ont pris en elle un sens différent de celui communément admis, traduire les métaphores instinctives qui lui échappent, reconstituer une chronologie ou une simple logique presque irrémédiablement détruites.
y avait à la ferme des enfants et des chats en nombre – elle disait élevé
– on savait pas toujours de qui étaient les enfants – des chats surtout pas – ç’avait pas d’importance – dans la cuisine y avait de la terre battue par terre et les toilettes dans la cour – on
allait aux toilettes seulement pour les grandes occasions – les toilettes c’était des planches par-dessus un trou et c’était tout – les autres affaires on les faisait là où on se trouvait –
derrière un buisson – debout – allongé dans un champ – sur le chemin qui menait à la ferme – tout le monde faisait comme tout le monde – ça dégoulinait les cuisses – ça faisait des flaques – mais
après il pleuvait de nouveau et l’eau rentrait dans la cuisine – c’était alors de la boue par terre
parfois la mère de ma mère jetait l’eau de vaisselle lavage lessive par
terre exprès – quand il avait pas plu – peut-être qu’elle aimait la boue – peut-être que c’était pour les poules qui entraient dans la cuisine – leurs crottes finissaient par faire comme un sol
en dur – les hommes mangeaient les œufs crus – y disaient que c’était bien pour bander – les hommes bandaient souvent – presque toujours – y en avait toujours un quelque part qui courait après
les filles – les filles couraient tout le temps – se cachant – et puis elles commençaient à saigner – à mettre bas ici ou là
Là où « L’effrayable » inventait le langage du mal reçu en partage, là où « Gueules » inventera la langue de la parole détruite, « Nébuleuses » imagine les mots de la folie même, les nuages et les géantes gazeuses dont un tragique résidu, mais aussi une bien surprenante beauté et une curieuse forme de poésie du désastre, semblent fuir ou s’échapper. Résonnant avec « Le plancher » de Perrine Le Querrec, qui offrait des mots au silence dévastateur ayant engendré la psychose et créait le sens reconstitué d’une cryptique gravure sur bois, Andréas Becker prouve ici qu’au cœur des ténèbres – les vraies – peut pulser une vitalité qui s’épuise à tenter de dire la folie, depuis l’intérieur où elle a été cadenassée par l’horreur, le malheur, les mauvais hasards et les méchantes volontés du monde, vitalité que les psychiatres seuls ne sauraient appréhender dans sa tragique puissance recroquevillée.
Ce qu’en dit avec un grande justesse François Xavier dans le Salon Littéraire est ici. Ce qu’en dit non moins justement Adrien Battini dans La Cause Littéraire est là.
Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
Aïnhoa Jean-Calmettes, mouvement.net
Délire psychotique touchant de réalisme, Nébuleuses d'Andréas Becker nous plonge dans la conscience fragile d’une femme qui lutte pour se penser comme un sujet.
À se laisser uniquement guider par le titre, on aurait imaginé, en ouvrant Nébuleuses, entrer dans un univers éthéré, brumeux du moins. On aurait eu tort. Le monde dessiné, peuplé de corps monstrueux, est autrement dense. Ce sont des corps d’ogres, tonneaux des danaïdes impossibles à rassasier : les liquides vitaux, toujours, s’échappent en des transformations chimiques nauséabondes. Alors nourrir encore, nourrir à l’infini. Remplir de viande ou de craie, de sexe, d’orgasmes violents et bâclés. Ces corps sont étrangers au beau. Les mains trempent dans le sang et la merde comme dans la « haine de toute une existence dégoulinante de répulsions », les ventres grossissent d’enfants incestueux et vidés de leur vie à coup d’aiguille, la peau s’arrache en filet de viande. Les os rétrécissant jusqu’à devenir poussière.
Il ne faudra pas avoir peur.
Ce qui se lit ne pourrait bien être que le pur produit de fantasmes galopants. Celle qui parle souffre de ce sentiment océanique évoqué par Freud dans ses correspondances. Elle n’est pas toujours capable de distinguer ce qui se passe en elle, de ce qui a lieu ailleurs, dans le monde. Quelques indices s’égrainent avant qu’un aveu d’une autre importance ne soit offert : « Tout le reste est mensonge et imagination .» Après tout, « une réalité ça se rêve – une réalité ça se falsifie – une réalité ça s’invente ».
Logique d’une folie
Il faudra refuser la tentation de séparer le vrai du faux. Laisser ses présupposés et ses rationalisations à la porte. Faire confiance à la folie. Andréas Becker ne joue pas la partition des explications « psy et canaliste », il prend le parti du fait, douteux, mais brut. Il demande à son lecteur de se décentrer, d’accepter de nager, d’avant en arrière, de prolepses en réminiscences, de se laisser entraîner par la vague d’un délire qui balaie tout sur son passage. Toute la tendresse de Nébuleuses se situe précisément dans cette invitation.
Enfermé dans une conscience malade, le lecteur fait l’expérience d’une folie qui n’est pas absence de logique mais logique autre. Il comprend que derrière les apparences de chaos, les fantasmagories sont orchestrées par une loi aussi précise qu’unique, celle de la symétrie. Et l’excroissance de la matière révèle sa raison d’être : elle doit être là, inaliénable, comme strict opposé du « malingre néant » qui habite les entrailles du moi, pour faire barrière aux dissolutions du sujet.
Ponctuation – béquille
Quand ce qu’on est se dérobe, quand il manque un support identitaire stable à partir duquel s’élancer, il faut trouver des parades pour énoncer encore. Il faut bricoler, s’inventer des béquilles. Cette sale matière en est une première. En donnant prise à l’écriture, elle donne vie à un sujet parlant qui n’en finissait plus de se perdre en lui-même.
L’auteur n’élude pas la difficulté, il la surligne pour marquer le combat qu’est chaque phrase. Le je s’écrit j’e, pour inscrire en plein cœur de la langue la douloureuse séparation de cette femme en entités contradictoires, pour rappeler à tout moment la peine qu’elle a à faire unité. Le moi, lui, aura besoin de parenthèses, il s’écrira (moi), comme s’il pouvait disparaître, comme s’il n’avait aucune nécessité d’être. Il s’écrira surtout (moi), car il a besoin de tracer des frontières entre lui et ce monde dans lequel il risque à tout moment de se dissoudre.
La parole doute encore, elle hoquette en autant de tirets tracés qui comblent l’impossibilité de la voix à se soutenir des conventions qui veulent que ce soient les points qui créent la pause. Mais elle est là, comme une victoire.
Lien 09.08.2013
François-Xavier, L'Internaute, 25.09.2013
Les Nébuleuses d’Andréas Becker rendront-elles fou le lecteur ?
Traverser le miroir pour parler à la place d’une femme, pour un écrivain, est déjà une gageure quand on connaît un peu l’étendue des particularités qui différencient les deux sexes. Quand on rajoute le transfert de la langue, le défi devient (presque) impossible. Or, Andréas Becker, allemand, a réussi ce pari : écrire en français en se plaçant dans la tête d’une femme.
Et quelle femme ! Frapadingue pour parler franc : d’ailleurs, la langue française, sa langue française s’habille de quelques variantes, à commencer par l!instI!tutI!on, le bâtiment dans lequel elle vit désormais. Car elle doit être suivie, protégée, soignée, aidée dans sa possible sortie des nébuleuses dans lesquelles elle se perdit jadis par… amour, déraison, accidents de la vie…
Construit en cercles concentriques, ce roman-labyrinthe transpose les éclairs qui crépitent dans le cerveau de cette femme perdue, imposant au lecteur une attention particulière pour suivre ce langage déformé, reformulé, tendu à l’extrême dans des tentatives désespérées pour aplanir le fil du temps. Et lisser ces événements qui portèrent plusieurs fois le coup fatal.
Ainsi la langue libérée ira vers tous les sujets sans tabou pour peindre des souvenirs dénués de moral, violents, tendres parfois mais toujours enclins à se rapprocher de la vérité. De cette vérité qui est toujours autre, ailleurs, différente de celle perçue par les tiers, car imbibée de cette part refoulée que seule la folie libère…
Sept tableaux comme autant de péchés capitaux sur l’autel de l’Amour profané. Un livre troublant qui, au-delà de la prouesse technique, nous aspire dans le typhon des émotions interdites, des relations inavouées, des plaies qui ne cicatrisent jamais…
François Xavier
Marie Cohendy
I BIOGRAPHIE
Né à Hambourg en 1962 dans le Nord de l’Allemagne, Andréas Becker est le fils d’une
mère catholique, femme au foyer et d’un père protestant et salarié dans une société d’assurance, il
grandit dans un niveau de vie équivalant à la petite bourgeoisie. Sa mère décèdera à l’âge de
quarante-six ans.
Lorsque Andréas Becker écrit son premier roman, il a alors dix ans. Il offre son
manuscrit à son père comme un cadeau, mais ce dernier le lui rend avec les fautes d’orthographe
et de grammaire soulignées. C’est pour lui une véritable humiliation, il jette donc le manuscrit.
C’est pour cette raison qu’il a attendu quarante ans avant de chercher un éditeur pour ses écrits, à
l’instar de Nathalie Sarraute qui pour les mêmes raisons a repoussé l’écriture durant le même
nombre d’années. Car pour lui, depuis cet épisode, l’écriture lui apparaissait comme un interdit,
qu’il pratiquait en secret.
Professionnellement, l’auteur passe son baccalauréat puis fait un service social de deux
ans où il sera objecteur de conscience dans un foyer pour handicapé. Il entreprend ensuite des
études de philosophie à l’université de Hambourg, pour enfin créer une agence de publicité. En
1990, Andréas Becker s’installe dans la ville de Lyon dans laquelle il devient professeur
d’allemand et traducteur de romans de gare. En 2000, il devient directeur commercial dans le
domaine viticole de Château-neuf-du-Pape. C’est en 2009 que l’auteur arrête toute activité
professionnelle pour se consacrer exclusivement à l’écriture. De nos jours il vit toujours à Lyon
où il est devenu le père de trois filles adoptives.
Concernant l’écriture et le métier d’écrivain, nous savons qu’en 1992 il essaie de publier
en Allemagne mais cela ne marche pas. Il écrit alors en Français et il est presque publié chez
Flammarion mais ce projet n’aboutit pas non plus. Il recommence à écrire en 2009 et publie son
premier roman L’Ef rayable le 30 aout 2012.
Il est très actif au niveau des événements littéraires pour des lectures et sera notamment présent le
24 avril 2015 à la librairie « mémoire du monde » à Avignon, du 1 au 3 mai 2015 au salon du
livre de Genève, le 6 mai à la librairie Payot Neuchâtel en Suisse, et le 20 mai à la librairie
Charybde à Paris.
Nous évoquons maintenant le rapport à la langue de l’auteur qui revendique sa propre utilisation
de la langue et plus particulièrement de la langue française. Lorsque l’on se rend sur le site
officiel de l’auteur Andréas Becker, dans la rubrique L’auteur, nous sommes surpris par la façon
dont se dernier se définit : il dresse une liste de mots sans pour autant donner d’indications sur
lui-même :
« Curriculosum Vitalitae / Naissance / Enfance / Adolescence / Etudes / Travail / Enfantement /
Mariages et Divorces / Avancement / Satisfactions / Insatisfactions / Im-mobilier / Rupture /
Recommencement / Ecriture / Travail / Etudes / Adolescence / Publications / Interrogations /
Fainéantise / Dédicaces / Rêverie / Rêveries / Revêteries / Revêtissments / Revêtissementeries /
Rire / Renaissance » (andreasbecker.fr) Ce travail sur les mots pour se définir lui-même, bien
qu’il ne donne aucune information réelle sur la vie de l’auteur, indique tout de même le goût du
particulier, du mot, du mot particulier.
Car ce qu’il dit de lui-même ce ne sont pas des informations anecdotiques mais toujours l’attrait
d’une esthétique d’un jeu sur les mots, de déformation du langage qui est propre à notre auteur.
Dans une interview pour Le Rideau Andréas Becker s’exprime quant à la position
d’écrivain « L’un des rôles essentiels de l’écrivain c’est de faire évoluer la langue. » Et sa propre
évolution à lui, il la fait vivre par l’exposition de son intériorité : « J’essaie dans mon écriture de
rattraper ce qu’il se passe dans ma tête. » (Interview pour Le Rideau) Quant à son choix de la
langue française, Andréas Becker l’explique pour deux raisons. Tout d’abord, il l’explique par
son désir de trouver une langue étrange, étrangère ? , pour ne pas que la familiarité d’avec sa
propre langue puisse fausser le travail de création. « L’écrivain a besoin de cette étrangeté de la
langue pour créer, en dehors de l’ordinaire, de la langue du quotidien. » (Entretien avec Andréas
Becker, Litterature-romande.net, 08 avril 2015) Mais il se refuse de parler de langue maternelle
lorsqu’on lui demande pourquoi il choisit le français pour écrire. « Une langue n’appartient ni à
un peuple, ni à un groupement, et moins encore à une nation. Une langue n’a pas de valeur,
s’exprimer dans une langue ou dans une autre n’a pas d’importance. [...] Les seuls
« propriétaires » d’une langue sont ceux qui la font vivre, qui la parlent, la déforment, s’amusent
avec, l’écoutent, l’écrivent. » (Entretien avec Andréas Becker, litterature-romande.net) D’emblée,
Andréas Becker définit le travail d’écrivain comme celui qui fait vivre la langue en s’amusant
avec elle, en cherchant à la transformer. C’est donc pour ces deux raisons qu’il utilise le français :
premièrement parce qu’elle lui est étrangère, dans le sens où il n’est pas habitué à elle, elle ne fait
pas partie de son quotidien et dans le sens où une langue n’appartient à personne : il revendique
cette liberté d’utiliser le français sans avoir de raison particulière.
BIBLIOGRAPHIE DE L’AUTEUR
- L’ef rayable publié aux éditions de La dif érence en 2012
- Nébuleuses publié aux éditions de La différence en 2013
- Gueules publié aux éditions d’En bas en mars 2015
L’ef rayable est le premier roman d’Andréas Becker dont le titre est un mot nouveau, inventé,
mélange d’effroi et d’effrayer. C’est l’histoire d’un personnage dédoublé qui déconstruit la
langue dans la chambre d’un asile dans laquelle il est enfermé. C’est l’explication d’un choc qui
renvoie à l’histoire des grands-parents de ce personnage : traumatismes, viols, dont les séquelles
sont encore perceptibles. La déconstruction de la langue évoque les sentiments confus d’un
narrateur double ce qui entraine le lecteur dans ce roman des malaises enfouis.
Nébuleuses, second roman d’Andréas Becker, est le roman de l’introspection féminine. Le roman
est divisé en sept parties : ma mère, mon père, mon fils, mon I!nstI!tutI!on, mon copain, (moi),
mon procès. C’est donc la recherche de soi qui prévaut dans ce texte, toujours par le biais d’une
écriture déconstruite.
Gueules est le dernier roman d’Andréas Becker et ce dernier est basé sur l’écriture à partir de
photographies de gueules cassées de la première guerre mondiale. Ainsi, il se met dans la peau
des personnes photographiées ce qui donne une écriture cassée, atrophiée, comme les gueules
dont il est question.
ANALYSE
Selon Proust, chaque écrivain est obligé de faire sa langue, c’est-à-dire de déplacer les
frontières de la langue, ses limites. Ce serait comme le mandat de l’écrivain d’inventer sa langue,
c’est ce qui fait le style de l’écrivain : Comment utilise-t-il la langue française ?
La langue étrangère, le français, utilisée dans le but de création devient non plus
l’utilisation d’une simple langue étrangère pour Becker mais une double langue étrangère : Car
l’utilisation du français faite au sein de Nébuleuses relève d’une autre langue, d’une langue
nouvelle : il ne s’agit en aucun cas d’une langue dont il est possible de se servir, d’une simple
langue d’échange, pour communiquer. Le français utilisé dans Nébuleuses est une langue
étrangère mais non pas parce que l’auteur est allemand mais parce que la langue française est
totalement nouvelle, retravaillée, elle dépasse véritablement les frontières de la langue. C’est en
ce sens que Deleuze appelle la langue utilisée par l’écrivain comme « une sorte de langue
étrangère »
Nous étudions ici l’utilisation de la langue française à travers Nébuleuses.
De quelle façon la langue vit-elle à travers ces mots ?
La déconstruction de la syntaxe : un refus des codes pour la liberté de la langue
En premier lieu, l’utilisation de la langue française par Andréas Becker fait preuve d’une
grande liberté ; l’auteur déconstruit les codes de la langue, malmène les bons usages, crée de
toutes pièces un nouveau langage : Nous pouvons relever par exemple les nombreux emplois de
« malgré que » par exemple à la page 22
« elle était jamais montée dans ma chambre mais elle montait maintenant dans la chambre de
mon fils – malgré que ses genoux raidissaient de plus en plus » page 11 « quand elle est restée à
la maison malgré que j’avais mon cancer et que j’étais à l’hôpital » ou encore page 128 « malgré
qu’on la disait en tempête la mer » ; page 100 nous retrouvons un autre détournement de la langue
française « (moi) – j’étais fière de mon père – qu’à cause qu’il avait toutes ces clés et qu’il savait
si bien s’en servir », nous pouvons voir la suppression de la marque de la négation à la page 11
« - ma mère avait qu’une seule cuiller en bois » ; ou encore la création verbale d’un verbe
pronominal à la page 10 par exemple : « j’e m’urine encore » Ces « fautes » de syntaxe rendent le
texte plus vivant en lui offrant les caractéristiques du langage oral. Ce refus des codes de la part
de l’auteur indique comment il s’approprie la langue, comment il fait avec elle quelque chose de
nouveau, son style propre. Il se moque des conventions, de l’éthique, du bien-parler. Cette langue
déconstruite qui rend compte d’une langue parlée, orale, presque vulgaire (dans le sens du
commun) inscrit le roman dans cette volonté introspective puisque la langue apparaît comme
suivant le fil de la pensée : elle est brute, c’est une langue brutale, presque « naturelle » puisque
sans code. Libre comme l’est la pensée.
La ponctuation et les majuscules au service de la déconstruction de la langue
Ce refus des codes est également explicite quant à la non utilisation des majuscules et
des points en fin de phrase : car ce qui constitue une phrase à proprement parler, visuellement,
c’est bien la majuscule et le point ou une autre marque de ponctuation à la toute fin de cette
dernière : Andréas Becker déjoue également ce code puisqu’à aucun moment le texte n’a de
majuscule au début de phrase ou de ponctuation à la fin de la phrase ; L’une des seules marques
de majuscules dans le livre apparaît dans l’écriture de mon amour qu’il écrit comme ceci « mOn
amOur » (page 67, page 89, page 125 etc) Visuellement, le mot est en relief par rapport au reste
du texte et cela peut s’expliquer par la volonté de la narratrice de parler de son amour « j’ai
essayé / j’ai fait ce que j’ai pu / ç’a pas voulu // j’ai mal parlé de mOn amOur » : Ce passage se
trouvant à la page 173 et étant les dernières lignes du roman prouve cette volonté de l’œuvre, le
but ultime : parler de l’amour, cet amour dont il semble impossible de parler, que l’on ne peut
définir « c’était pas lui mOn amOur » (page 117). Les majuscules qui mettent en valeur la lettre o
dans mOn amOur peuvent justement évoquer l’unité, le cercle, ce qui peut renvoyer justement au
« (moi) » avec les parenthèses qui produisent ce même effet d’unité, de cercle. Ce détournement
des codes quant à la majuscule placée en milieu de mot peut justement avoir comme volonté
d’interroger le lecteur, de le surprendre, de le malmener, de le déranger tout comme l’auteur
surprend, malmène et dérange la langue française.
Nous retrouvons les majuscules et l’utilisation « inappropriée » de la ponctuation dans le
mot « I!nstI!tutI!on » à la page 105 par exemple : ce mot qui constitue l’énigme principale de
notre roman inscrit sa particularité dans son graphisme : la majuscule est suivie du point
d’exclamation ce qui a comme effet de montrer l’inverse de la lettre i : !. Ce jeu sur la lettre qui se
lie à la ponctuation en montrant l’écriture comme un signe, ce qu’elle est, interroge le lecteur : A
ce sujet, la narratrice évoque les signes, à la page 100 « le deuxième mot complet que j’ai écrit de
ma vie – c’était I!nstI!tutI!on – j’e m’y prenais mal sans doute – j’e foutais des points
d’exclamation partout et des majuscules aussi – j’e savais pas encore ce que c’était les points
d’exclamation et les majuscules non plus – mais ça me plaisait – comme signes – c’était une des
rares choses qui me plaisaient » Le mot, la lettre est un signe, un code, ce que dit la narratrice
correspond à la pensée de l’auteur qui n’a de cesse que de jouer avec ce code et de le
déconstruire. Cette réflexion métatextuelle amène le lecteur à s’interroger sur la production
artistique littéraire.
Le détournement des expressions françaises
Andréas Becker utilise des expressions françaises qu’il détourne tout au long de son
œuvre ; par exemple à la page 130 « - sans soutien – j’avais des petits seins » : ici le mot soutien
renvoie au soutien-gorge seulement l’auteur supprime le mot gorge et rend compréhensible ce
dont il est question par l’indication des petits seins ; Becker détourne aussi cette expression
française, à la page 47 « Je suis grosse de toi » : il mélange ainsi l’expression je suis enceinte de
toi avec l’expression péjorative je suis grosse qui signifie être enceinte. L’utilisation de
l’expression bête et méchante est également détournée : A la page 14 on pourrait ainsi croire que
l’auteur l’utilise simplement avec le sens qui lui est dû « petite déjà ma mère était bête et
méchante – une vraie peste – une ordure » ici la mère est réellement bête, dans le sens idiote et
méchante, comme le veut l’expression. Ensuite, bête et méchant est employé pour qualifier des
rivières à la page 15 « les rivières bêtes et méchantes » ou encore à la page 16 « les mots les rots
les pets bêtes et méchants » Le lecteur reconnaît l’expression française mais il est dupé : l’auteur
transpose l’animé vers l’inanimé ce qui renvoie à une utilisation particulière du langage.
Nous comprenons ici comme le rôle du lecteur est important et comment l’auteur
s’amuse encore une fois autant avec la langue qu’avec le lecteur : les mots agissent comme des
indices sur le sens que désire donner l’auteur à son texte. Les expressions sont détournées ce qui
peut déstabiliser la lecture qui doit alors être active et non pas passive pour que le message soit
compris. La langue est vivante ce qui rend le travail de lecture vivant également.
Là encore avec l’utilisation des expressions, nous pouvons voir comme l’auteur se joue
des conventions de la langue française. La langue est son matériau de création et il l’utilise
comme bon lui semble.
La déconstruction des mots au service de l’expression de l’intériorité, écriture réflexive
L’évocation précédente de ce moi entre parenthèse nous amène à étudier une autre
facette du roman : Nébuleuses présente les pensées d’une femme, pensées qui sont perçues par
une vision introspective. La recherché d’identité et la quête de soi sont en quelque sorte le
leitmotiv de ce roman, véritable matériau créatif et narratif, puisque le je est en recherche constant
de lui-même ; d’un point de vue graphique, cette recherche est explicite à de nombreux passages :
Nous évoquons par exemple la particularité de l’emploi du je : A la première page du roman il
apparaît in media res de cette façon « -j’e » : Le je est fracturé, en deux parties mais l’apostrophe
vient montrer l’attachement, la continuité du j et du e. Cet emploi graphique, qui constitue
également un élément de langue déconstruite, correspond parfaitement à cette recherche
d’identité du personnage qui semble face à lui même tout au long de l’œuvre. De plus, nous
pouvons également relever que le mot moi est toujours mis entre guillemets « (moi) » ce qui
intrinsèquement inscrit l’œuvre comme la mise en récit de ce moi, le moi entre parenthèses
indique toute l’introspection et cette recherche de soi par la narratrice ; Cette recherche de soi
amène l’auteur a trouver le moi dans les mots comme par exemple à la page 17 « j’étais ce poulet
qu’on plumait une fois par (moi)s » : la narratrice habite réellement dans chacun des mots de son
texte. Au sujet de l’utilisation des parenthèses et du je fracturé, la narratrice s’exprime là encore à
la page 101 « j’avais envie aussi de faire des parenthèses – j’e portais en (moi) comme projet de
mettre des parenthèses autour du mot (moi) – de m’enrouler dans mes parenthèses dedans – de
surmonter la séparation du j’e – mais j’e savais pas encore ce que c’était un mot – ni (moi) – ni
parenthèse – ni j’e – ni surmonter » Là encore, cette réflexion métatextuelle renvoie l’acte
d’écrire à l’acte de créer quelque chose de nouveau ; comme devant un miroir, ce
questionnement de l’auteur sur l’acte d’écrire vise directement le lecteur.
Un roman proche de l’écriture automatique d’André Breton
L’étude du graphisme de l’œuvre permet également d’évoquer les tirets qui agissent
comme la véritable fragmentation de la pensée de la narratrice : comme la pause, le souffle qui est
donné, remplacent presque la virgule par exemple p.76
« avec mon fils-mon copain- il se prenait cinq cents grammes tous les jours – mon copain – après
il avait le ventre de celui qui mange de la viande - et la peau aussi – comme mon fils – mais mon
fils – il avait pas seulement le ventre – mais aussi les cuisses et le double menton – à l’âge de trois
ans on lui donnait cinq – facilement – il riait jamais mon fils – il tapait sur les autres enfants » Ce
souffle s’instaure dans la lecture, rendant la compréhension plus ou moins facile ; l’auteur choisit
les mots sur lesquels doivent impérativement s’arrêter le lecteur. Mais l’utilisation de tirets
équivaut également à reproduire la construction de la pensée de la narratrice : les paroles sont
comme saccadées, reproduisant le flux de la pensée : « j’e l’ai jamais quittée mon I!nstI!tutI!on –
tout le reste est mensonge et imagination – elle a toujours été en (moi) – j’ai toujours été en elle –
elle était en béton – je l’étais -» page 97.
La pensée est ainsi offerte au lecteur comme elle vient, perturbée, sèche, brute, comme
un bloc disloqué. Ce flux de pensée équivaut presque à de l’écriture automatique dans le sens où
l’association des mots est parfois farfelue ou du moins les mots semblent être issus d’une
spontanéité vive, comme lors d’un premier jet d’écriture : « quand les deux hommes marchent
dans le bon sens – ils ont devant eux la perspective jusqu’au centre ville – et ça excite l’un deux
mais pas l’autre – lui qui veut créer un parc sur les hauteurs de la ville – et qui veut faire pousser
l’herbe sur l’étendue et des arbres et des bancs publics avec dessus des hommes et des femmes
qui s’embrasseront avec des chiens qui traineront sur les pelouses – l’odeur de la viande
remontant encore des anciennes canalisations » (page 120). Ici l’association d’idées paraît
renvoyer à une écriture automatique, à cette forme d’écriture spontanée, non-réfléchie, ce que
nous ressentons immédiatement dans le rythme de cette phrase.
L’écriture de la sensation d’une langue brute, triviale
La brutalité de la langue essaie d’être au plus prêt du sentiment voulu par l’auteur. On
peut voir cela dans l’accumulation de verbes : P.24 « peut-être qu’il était là son plaisir à elle – elle
glapissait – grognait – hurlait – pleurait – braillait – clamait – s’exclamait et acclamait – vociférer
– rouspétait – criaillait – au moment de l’orgasme - » Non seulement l’accumulation de verbes
cherche à inscrire l’action dans une recherche de vérité, grâce à la figure de style de l’épanorthose
mais elle inscrit également le personnage dans l’action car ce qui, visuellement, interpelle le
lecteur lors de la lecture de ces verbes, c’est sa terminaison qui démontre la présence de la mère,
mère qui incarne les verbes, les habite, les accompagne : le personnage incarne l’action ce qui la
rend vivante, presque perceptible à son lecteur.
Mais cette brutalité, cette trivialité sensorielle est également présente pour gêner le
lecteur qui n’a pas d’autre choix que de sentir l’explicite : « et puis ma mère avait l’âge de se faire
prendre – elle avait dix sept ans – fallait s’allonger entre les bouses de vaches – écarter les cuisses
– se faire pénétrer – faire sa fée comme elle disait – c’était son seul beau mot – une fée – j’ai fait
ma fée – y avait des vaches qui bousaient autour – l’étang qui se putréfiait d’urine » (page 16) Le
seul beau mot de sa mère devient également le seul beau mot de l’extrait ce qui constitue une
sorte d’ironie de l’emploi de la langue de la part de l’auteur. Ce langage cru, trivial, qui ne donne
pas d’autre solution, pas d’échappatoire, que de se plier au sens réel et concret fait part d’une
volonté de l’auteur de saisir la violence de l’action. Dans son interview pour Le Rideau, Andréas
Becker s’exprime d’ailleurs ainsi « Il est impossible d’être aussi violent dans les mots que nous le
sommes dans la vie » Ainsi, la brutalité de sa langue, cette langue crue, bien que pouvant gêner le
lecteur, l’indisposer ou au contraire l’interroger, le surprendre, ne peut que faire ressentir une part
infime de la sensation réelle. Nous retrouvons d’ailleurs cette recherche de sensation dans
l’écriture à la page 43 « elle mordait dans une cuisse de poulet – ç’avait le goût de farine – elle
recrachait – le manège devant ses yeux tournait trop vite – avec des voitures de pompiers – des
chevaux aux gueules béantes – y avait des motos avec des enfants dessus et des calèches dedans
se cachaient les filles – y avait une musique stridente – de cirque – y avait des lumières et des
couleurs qui tournaient toujours plus vite – y avait de la musique qui montait dans les aigus – y
avait l’odeur du poulet grillé et du pastis – y avait l’odeur des hommes – y avait des haleines
alcoolisées – y avait les mains qui lui touchaient les fesses – y avait la graisse dans les bacs –
c’était la fête » dans ce passage le goût est développé (« elle mordait » « ça avait le goût »), la vue
(« devant ses yeux » « des lumières et des couleurs ») l’ouïe (« une musique stridente » « y avait
de la musique qui montait dans les aigus »), l’odorat (« l’odeur des hommes », « des haleines
alcoolisées ») le toucher (« les mains qui lui touchaient les fesses ») Cette écriture des sensations
rejoint la volonté de l’auteur de rendre le plus réel possible ce qui est perceptible à l’homme dans
la vie, au sein de la littérature. L’œuvre d’Andréas Becker prend une autre dimension qui est celle
de faire vivre les mots au sein d’un imaginaire collectif ; par le biais de l’évocation des sens,
l’écriture parle au lecteur qui peut goûter, voir, entendre, toucher... et tout cela à l’aide du rythme
fractionné de l’écriture, ce qui rend d’autant plus puissant cette écriture des sensations.
CONCLUSION
Comme le dit Andréas Becker lors de son interview pour Le Rideau : « Il faut utiliser cet espace
de liberté » La langue doit être déconstruite car elle est avant tout un matériau de production
artistique ; l’auteur joue avec elle, la déforme, la remet en question. Cette utilisation particulière
de la langue rend le travail du lecteur complexe puisqu’il doit remettre lui-même en question sa
méthode de lecture et de compréhension. En ce sens la lecture déconstruite produit
irrévocablement une lecture active, vivante, dans laquelle l’auteur gène son lecteur qui ne peut
que s’interroger devant l’œuvre d’art littéraire en elle-même, comme lors d’un regard sur une
peinture. Andréas Becker parvient à rendre la langue vivante, la littérature est donc une preuve de
l’évolution de la langue.
Cohendy Marie, Andréas Becker, Nébuleuses
Anne V, Racines
Maman, la honte ne me quitterait plus, c’était ma punition, ma peine capitale, revivre toujours, ne jamais pouvoir mourir pour de bon.
Il avait vingt ans il y a vingt ans. Et il y a vingt ans il a écrasé un piéton. Depuis le temps s’est arrêté. Enfin pas vraiment. Mais il continue de vivre et de revivre la scène de l’accident. Des éléments s’en échappent, viennent brouiller le réel. Quelques pièces de puzzle, des motifs et des scènes récurrentes, tout se répète, se construit pour mieux se défaire et se recomposer. Quelques personnages aux noms étranges passent (réels ou fictifs ?), insaisissables.
Le héros, disons l’homme plutôt, a vraiment du mal avec la réalité. On pense à quelques grands livres récents et leurs héros dont les pieds touchent avec difficulté le sol, le très beau Pas Liev ou encore la magnifique Femme d’un homme qui. Mais le lecteur a aussi parfois l’impression étrange d’être emprisonné dans un texte Nouveau roman sépia et légèrement décoloré, mâtiné de roman noir vintage.
Naître complètement relevait de l’impossible.
Il y a des scènes saisissantes dans Les invécus, l’accident bien sûr, mais bien d’autres encore qui bien vite se délitent pour se transformer en autre chose, puis autre chose encore sans qu’on ait vraiment compris comment on avait pu atterrir là. Par exemple cette scène de sexe qui en un seul mouvement se transforme en accouchement. C’est totalement étonnant de réussir à retranscrire quelque chose de la fluidité du rêve (ou plutôt du cauchemar) par l’écriture.
J’ai besoin d’une nouvelle grammaire sinon je n’irai pas plus loin, seul le conditionnel me permettrait de me glisser dans le dicible. J’écrirais des phrases avec des majuscules au début et des points à la fin, avec des mots, des vrais enfin. On me l’aurait conseillé.
Dans les précédents romans d’Andréas Becker, il y était perpétuellement question de la recherche d’identité. Les invécus continue à creuser ce sillon, la recherche de soi à travers l’écriture et la naissance de l’écriture à travers soi. Laissant de côté ses prouesses lexicales sans pour autant affaiblir sa puissance stylistique, l’auteur creuse, fouille, déterre, explose, réunit, invoque encore et encore telle scène, tel détail, tel motif. Et c’est l’écrivain qui naît, grandit, mûrit, s’invente sous nos yeux. Moi je trouve ça beau et touchant.
Lien 28.03.2016
Rue 89 - Anne-Caroline Jambaud - 30.09.2013
« Nébuleuses » de Andréas Becker Un livre pour se faire violence
Un an après L’Effrayable, un premier roman très remarqué, qui fut autant acclamé que rejeté, Andréas Becker récidive avec Nébuleuses, un texte plus concis mais tout aussi horrifique. Cet allemand vivant à la Croix-Rousse, qui a tout plaqué pour céder à « la nécessité d’écrire » confirme qu’il porte en lui un univers, une langue, un style puissamment singuliers. Avec Andréas Becker, pas question de « disserter » sur l’identité, l’enfermement ou la violence : il précipite le lecteur en plein délire psychotique, et lui fait éprouver physiquement, par des hauts le cœur et des bégaiements, la dislocation des corps et la confusion des esprits.
Sans ponctuation
Sans ponctuation – hormis des tirets – le texte plonge dans la peau d’une femme qui achoppe à se construire en tant que sujet. La subjectivité est fracassée – elle dit « j’e » dans un hoquet ou « (moi) » dans un murmure -, le réel est incertain et le lieu, une mystérieuse et tonitruante « In!stI !tuI !on », pourrait être une prison aussi bien physique que mentale. Quant au rapport à l’autre, qui découpe ce texte taillé à vif – « ma mère », « mon père », « mon fils », « mon copain » – il est quelques rares fois tendre, mais le plus souvent violent, cru, animal, visqueux, pour tout dire répugnant. Quasiment toujours soumis au désordre des pulsions de l’autre. Or, dire « je », c’est s’affranchir, c’est aussi accepter l’isolement. Nébuleuses nous fait éprouver cette impossibilité, dans une langue hachée, violentée qui gagne beaucoup à être lue à haute voix.
“Nébuleuses” : un voyage mental surprenant
Voilà l’histoire d’une femme qui nous apprend qu’elle a été une petite fille pour devenir une adulte, pas comme une autre, surmontant une épreuve terrible dans un voyage mental surprenant. Devient-elle le jouet de son hypersensibilité ? Dans la construction dont Brigitte Mougin nous fait les témoins, cette femme touchante n’offre-t-elle pas son trop-plein d’amour pour les personnages qui jalonnent le récit : ses mère et père, son fils, son “institution”, son copain, et elle ? Elle, étoile perdue au milieu de cette galaxie de l’enfermement, s’invente sa propre histoire à partir de fractions de sa réalité.
En adaptant et en jouant avec talent cette part de démesure, d’absurde et de rire au bord des larmes dont raffole visiblement Andréas Becker, auteur des Nébuleuses (Ed. La Différence, 2013), Brigitte Mougin nous démontre avec son exigence habituelle qu’elle peut aborder les auteurs contemporains les plus difficiles. Son adaptation, nous confie l’auteur lui-même, est absolument fidèle. Notons que c’est la première fois qu’Andréas Becker est joué au théâtre. “À la lecture de Nébuleuses”, nous dit la comédienne, “j’ai eu le même choc qu’avec le premier livre d’Andréas, L’Effrayable [Id., 2012]. J’ai été frappée par la façon très littéraire dont il peut déstructurer le langage et par sa noirceur optimiste qui sous-tend un texte qui est dramatiquement drôle et en conséquence très ouvert à l’interprétation”.
On pense naturellement à l’humoriste suisse Zouc qui interprétait une série de personnages, issus en partie de ses observations en hôpital psychiatrique. Cependant, Brigitte Mougin ne joue pas son texte en hallucinée. Elle nous montre avec sa vérité de comédienne qu’il y a de la grâce dans cette femme que le destin désarticule. Nous voilà happés dans son univers ténébreux. Il y a de l’émotion et du rire rentrés dans des situations hors de toute raison. Cette distanciation par l’humour dont Hara kiri se faisait le champion a un nom, c’est de l’humour noir. Brigitte Mougin transforme le tout en amour noir.
Le spectacle est joué dans une petite salle du XIVe arrondissement de Paris, Le Khalife. C’est le lieu de prédilection de la compagnie Les 3 Volets que Brigitte Mougin a fondée, où furent joués auparavant les spectacles de Jelinek ou de Nietsche. Depuis la rue, un escalier donne sur un ensemble de vieilles pierres, témoins du Paris chargé d’histoire, comme un lieu de théâtre coup de cœur comme l’étaient les caves à jazz des années d’après-guerre.
Jusqu’à fin janvier 2016
Patrick DuCome