Andréas Becker  

La folie dans sa langue 

 

 

 

 «Entre les incantations du Céline de la trilogie allemande, l’inventivité d’un Arno Schmidt et les violences de l’expressionisme, ce diamant noir « effrayable » étincelle parmi la grisaille de la rentrée romanesque.»


Bruno de Cesseole – Valeurs Actuelles

 

 

«Becker a un talent singulier qui ne doit qu’à sa propre voix.»


Patrick Tudoret – Service Littéraire

 

 

«Il aura fallu cet automne l’irruption d’un écrivain allemand de langue française, Andréas Becker, pour nous rappeler avec L’Effrayable que le pouvoir de sédition de la littérature ne s’est pas évanoui.»


Salim Jay – Le Soir

 

 

«Un premier roman qui tranche sur le commun du genre. … C’est peut-être lui, la vraie révélation de la rentrée.»


Jean-Claude Lebrun – L’Humanité

Semaine Littéraire  Patrick Tudoret

enviedecrire.com

Interview d'Andréas Becker, auteur de « L'Effrayable » par le site enviedecrire.com. Aujourd'hui, Andréas nous parle de l'histoire de « L'Effrayable ».

 

Lien 17.07.2012

France Inter

La Gazette de Berlin

L'Effrayable: Andréas Becker ou la littération

 

Andréas Becker, expatrié Allemand à Lyon, a publié son premier roman aux Editions La Différence à la rentrée littéraire 2012. Un roman très spécial: triturant, déformant, malaxant la langue française, l'auteur veut faire entrer le lecteur dans la folie d'un personnage torturé.

 

"Je suis décomposition. Je suis fouteur de lettrerie. Je suis vrai. Je suis insupportable de vraisserie. Je suis ignoble de moi, fluo de verbe et zap de vrai. Je suis clape de fin et début du debout, je suis debout de moi. Je suis sang qui coule. Je suis nuit vert-rose, je suis rose, rose de pétale. J'apétale mes verbes et je l'emmerde. Je suis violasseur de notre bébelle languière et décannasseureur de votre graciereuserie."

 

Andréas Becker, 50 ans, a vécu en Allemagne à Hambourg jusqu'en 1990: en 1991, il s'installe à Lyon et y découvre la langue française. Traducteur de romans, professeur d'Allemand, puis commercial: Andréas Becker a finalement décidé de se consacrer intégralement à l'écriture. L'Effrayable est son premier roman.

 

C'est un roman particulier. Particulier dans sa distribution: il a été présenté dans les salles obscures début septembre, avec une bande annonce qui met en scène son auteur. Un procédé inédit en France, inspiré des méthodes de communication des maisons d'édition américaines. Particulier dans son écriture: l'intégralité du livre est rédigée dans un Français écorché, déformé, avec lequel l'auteur se permet de jouer en toute liberté, pour mieux immerger le lecteur dans la folie du personnage. 

 

La langue est maltraitée et le lecteur doit s'accrocher, mais ce traitement spécial met en lumière une poésie certaine et suggestive. "Faire vivre la folie de l'intérieur", tel était l'objectif de l'auteur hambourgeois. L'auteur allemand arrive à jouer avec la langue française pour construire un récit particulièrement dense. C'est l'origine de la folie qu'il nous conduit à rechercher. Dans le cas du personnage fou de L'Effrayable , c'est dans l'Allemagne des années trente et à l'issue de la guerre qu'il faut fouiller. L'intrigue n'est pas légère: violences, guerre, viols, meurtres sont sans cesse ressassés. Ce n'est pas un roman que l'on lit dans le métro ou dans la rue. Ce n'est pas un roman divertissant: Andréas Becker signe un ouvrage exigeant et complexe, que certains trouveront certainement indigeste, quand d'autres en loueront l'originalité en temps de production littéraire industrialisée, le comparant parfois même à un Ionesco ou un Beckett.

 

 

Jules Hebert – 13.12.2012

Patrick Tudoret

« Lisons-le ! Clamons-le !

 

L'Effrayable par Patrick Tudoret

 

Les Éditions de la Différence donnent aujourd'hui la parole à Patrick Tudoret, écrivain, chercheur et co-animateur avec Antoine Spire de l'émission Tambour battant sur Cinaps TV. Il nous fait part de son engouement pour le roman d'Andréas Becker, L'Effrayable, audacieux et singulier « en ces temps de forte grisaille » littéraire.

Reclus dans un asile psychiatrique, un homme évoque sa folie et l'effro(a)yable destin qui fut le sien. Victime, dans son jeune âge, d'un viol perpétré par son frère aîné, il dévide l'écheveau d'une terrible généalogie qui remonte à l'horreur nazie, puis soviétique, dans le vaste champ de ruines que laisse le « grand Reich » déchu. Sous les traits troublants d'une petite fille – « Tout homme, garçon, femme ou fille violé devient toute petite fillasse », explique-t-il –, il dessine au scalpel un roman familial aux terrifiants échos.

 

Sur un aspect plus formel, Andréas Becker se livre à un travail époustouflant de subversion de la langue, à un concassage méthodique des mots qui nous fait vivre en quelque sorte la folie de l'intérieur comme par une sorte de maïeutique au forceps, capable de faire dire au langage ce qu'il se refuse trop souvent à dire : « En moi, c'est l'effrayable calme, la mer plate d'un bleu olive jusqu'à l'horizon trop large, quelques écumes ici ou là pour modeler un ordonnancement, former un modèle après lequel vivre, avancer, s'avancer, avaler, attacher, ahurisser et pourquoi pas, amarranter, accabler, apprivoiser, accoucher, albiliter, affabler surtout affabler, ne pas me dévoiler du fond du cœur puisque rien n'est vrai ni rien n'est faux et ce n'est qu'avec des fausseries que je me construis ma réaliterie. »  

 

On connaît les cas magnifiques d'écrivains passés volontairement de leur langue maternelle au français : Beckett, Kundera, Ionesco ou encore Cioran qui aimait à dire : « On n'habite pas un pays, on habite une langue. » Merveilleuse illustration de ce credo, s'il en est, que ce premier roman – on en douterait face à une telle maîtrise – d'un auteur allemand qui a choisi le français comme langue matricielle. Malaxant la langue, ciselant néologismes et mots-valises dans des forges dignes d'Héphaïstos, Becker se dit inspiré par Céline ou Beckett, mais on peut y voir aussi quelque parenté avec Rabelais, Marcel Moreau et autres géniaux fouailleurs d'entrailles.

 

Enfin, l'essentiel n'est pas là : Becker a un talent singulier qui ne doit qu'à sa propre voix. L'Effrayable est de ces livres inclassables qui répondent à l'impératif catégorique dans lequel Barthes voyait le cœur de toute vraie littérature : « ébranler le sens du monde. » Et personne n'en sortira indemne : « La populace obéissait comme toujours, se transformatant ici en bourreaux, là en victimes selon leur convenancement à eux, dicteurs de notre monde. »

 

En ces temps de forte grisaille où une littérature domestique dominante déverse ses « produits agréés courants » sur l'étal sinistré des librairies, sa lecture est ô combien salutaire. Il ne paraît pas beaucoup de romans de cette audace et de cette force. Lisons-le ! Clamons-le !

 

L'Effrayable est le premier roman d'Andréas Becker. Il a fait l'objet d'une promotion novatrice, avec la réalisation d'une bande-annonce cinématographique diffusée dans toutes les salles du réseau MK2 à l'occasion de sa parution en septembre dernier.

 

Né en 1962 à Hambourg, Andréas Becker, après des études de philosophie et d'histoire, vit en Allemagne jusqu'en 1990. En 1991, il se rend à Lyon où il découvre, émerveillé, la langue française. Il décide de rester en France, gagne sa vie comme professeur d'allemand puis comme traducteur de romans de gare avant de s'engager dans une carrière commerciale. Malgré sa réussite dans ce domaine, il décide d'y renoncer pour s'immerger tout entier dans son travail d'écrivain.

 

Écrivain, chercheur, Patrick Tudoret est l'auteur d'une quinzaine de livres parus notamment aux Éditions de La Table Ronde (groupe Gallimard). Son essai L'Écrivain sacrifié, vie et mort de l'émission littéraire (INA/Le Bord de L'Eau) lui a valu en 2009, le Grand Prix de la Critique Littéraire et le prix Charles Oulmont de la Fondation de France. Il co-produit et co-anime, avec Antoine Spire, Tambour battant, une émission littéraire et de débats de société diffusée le vendredi soir sur le canal 21 de la TNT.

 

ActuaLitté Patrick Tudoret 13 décembre 2012

France Culture

01.12.2012 - Le Carnet d'or | 12-13

Page 59 - Folie 58 minutes 

 

 

Stéphane Zagdanski, Luc Lang et Andreas Becker sont ce jour les invités d'Augustin Trapenard.

 

Stéphane Zagdanski, Chaos Brûlant (Seuil)Luc Lang, Mother (Stock)Andreas Becker, L'effrayable (La Différence)   Leurs choix musicaux : Stéphane Zagdanski : "Schizophrenia", Wayne Shorter Luc Lang : "Bororodance", Romano, Sclavis et Texier ("Carnet de route") Andreas Becker : "Lacrimosa", Requiem ...

Charybde 2 : le Blog

Inventer la véritable langue d’une société du viol ordinaire, en un texte extraordinaire.

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L'effrayable

Publié en août 2012 aux éditions de La Différence, le premier roman de l’Allemand Andréas Becker, vivant en France depuis 1991, fait certainement partie de ce petit ensemble de textes, relativement rares, majeurs, dans lesquels la langue, malaxée sans pitié, avec une minutie  calculée pour donner l’apparence angoissante d’une logorrhée spontanée, peut à la fois rendre compte d’une horreur proche de l’indicible et établir connections et perspectives vers les racines sociales, historiques et politiques (certains pessimistes diraient sans doute : humaines) de cette horreur, questionnant et inquiétant (comme le dit Claro ici à propos de ce que fait la littérature, au prétexte d’un tout autre sujet) en profondeur notre vision – toujours à risque, quoiqu’une certaine béatitude satisfaite puisse en penser, d’être trop replète – du monde comme il va.

Andréas Becker nous agresse avec ferveur d’une double narration infiniment torturée, celle des deux personnalités d’un schizophrène interné en hôpital psychiatrique : Karminol, homme replié à l’écart, à la parole initialement bien rare, et Angélique, fillette qui raconte à sa manière unique le cheminement qui les a conduits, tous deux, ici, depuis une famille allemande des années 30 et 40, assistant, prenant son parti, profitant aussi, de la montée du nazisme et des exactions, pour assouvir pulsions sexuelles et consommatrices, dans le viol et dans l’inceste, jusqu’au terrifiant retour de bâton de l’invasion soviétique de 1945. De ce récit déchiqueté et sans cesse gauchi par une langue qui doit exprimer l’abjection des autres et le mépris de soi dans chaque invention de suffixe dépréciatif, dans chaque mot-valise imaginé pour inscrire la noirceur d’un concept bourgeois ordinaire, paisible, mais masquant si aisément la crapulerie sans bornes, dans chaque forme verbale transformée pour réduire le récit à ses composantes élémentaires, briques d’histoire et de société que nul ne conteste, réellement. Grâce à cet incroyable travail sur les mots d’une langue qui n’est pas, du tout, sa langue d’origine, Andréas Becker transforme un traumatisme originel plus terrible que celui du "Tambour" de Günter Grass, une soif de pouvoir instantané, asservissant le sexe à sa visée, plus prononcée que celle du "Tombeau pour cinq cent mille soldats" de Pierre Guyotat, une dissolution forcée de l’identité, glaçante car sans aucune des parts choisies et exploratoires du "Don Quichotte" de Kathy Acker ou du "Sang des Mugwump" de Doug Rice, en une exceptionnelle machine à exprimer le mal intime et radical.

"Hommes et femmes violés devenant tous petite fille. Toute petite fille, oh, petite fillasse, sans aucune défense, non, si cassable, à la peauté transparente, à jamais culpable dans l’âme d’avoir eu-t-été."

Le livre était accompagné à son lancement d’une véritable bande-annonce cinématographique (ci-dessous), qui a peut-être hélas un peu trop focalisé l’attention des médias sur le moyen, en partie au détriment de la puissance du contenu, contenu ô combien dérangeant certes, sur le fond bourbeux et sanguinolent qu’il révèle, contenu inconfortable en diable, à la lecture, lorsque la langue, détruite et reconstruite autrement, n’est ni le chemin de réinvention d’une civilisation (comme celle du "Enig Marcheur" de Russell Hoban) ni le moyen d’accès privilégié au langage machine potentiellement salvateur (comme celle de Bascule, dans "Efroyabl Ange1"de Iain M. Banks), mais bien celui d’une descente aux enfers intérieurs provoquée par l’enfer extérieur.

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"Dans les temps j’ai eu-t-été une petite fille, une toute petite fillasse.
Je m’appelassais Angélique.
Avec mes tresses brunâtres aux reflets roux ou rougeauds, orangé cendre et pourpre dégoût, je m’inscrissais en faux, ça pour sûr, oh oui, ça pour sûr, jurassé-crachoté sur la tombe de ma mère. Ça métastait bien égalière, complètement égalière, je m’en fichassais et m’en foutassais pour tout vous disiser, au point d’éjacujouir de mes vérivanités à moi. Je faisassais plutôt trop de lettres, de la lettrerie comme je me disisais, et je faisassais plutôt trop de poids, de la kiloterie. Plutôt de trop que de pas assez, jurassé, crachoté dans ma figure. Et comme j’aimassais donner dans le trop de lettrerie c’était à dégommer toute espèce d’esprit ; encore et encore, encore plus ; et plus encore, je me leurrais : je n’aimassais point, je n’avassais jamaissu ce que cela voulassait dire : aimasser."

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Il serait particulièrement dommage d’oublier, comme hélas un certain nombre d’articles en ont révélé la tentation, que cette histoire d’un viol incestueux et de ses prolongements psychologiques est aussi, et peut-être avant tout, l’histoire d’une culpabilité et d’un déni – ou plutôt d’un appel à l’oubli : "Maintenant, ça suffit." – de toute une catégorie allemande de responsables petits-bourgeois, un bref instant déguisés en masses laborieuses, ayant pu, à la faveur de la désignation opportune d’un nouvel ennemi, se concentrer sur le miracle économique, sur l’oubli et sur la jouissance consommatrice : une histoire de naufrage à peine honteux dans le confort replet, donc, rejoignant bien l’immense travail d’un Heinrich Böll (que l’on pense à son, moins connu en France que ses œuvres majeures,"Protection encombrante"), ou celui, plus contemporain, d’un Alban Lefranc dans "Fassbinder – La mort en fanfare" et dans "Si les bouches se ferment".

"Ça dure rarement longtemps quand on se voir trop beau. À peine quatre ans comme l’intervallerie entre deux Jeux Olympiques, mais bon, c’est déjà pas si mal que ça quand on s’attaque au monde entier comme un foldingue, ça laisse le temps d’exterminer quelques millions de juifs, d’homosexuels et autres communistes, ça laisse le temps de repeindre toutes les femmes en blond et de les transformer en machines utérinales, ça laisse le temps d’envoyer toute une populace au front et d’en faire des barbares, le temps de gueuler trop fort, de s’arrachalasser le bras droit, de violasser quelques millions de Russériennes et de brûler leurs maisons, ça laisse le temps de virer tout un monde en enfer, de faire de nous des nazillons, de faire des nous des plus-bas-que-terre, de faire des nous des destructeurs de générations de vie. Et s’il y a ne chose qu’on ne peut pas nous reprocher c’est de ne pas nous être appliqués, ça au moins nous savons le faire, nous avons à fond détruit, avec méthode et sang-froid.
Mais en face, ils ne sont pas plus couillons que ça, ils ont juste besoin de temps pour s’organiser, c’est l’été quarante-trois maintenant."

Justement célébré dans son numéro 3 par la revue Le Chant du Monstre, qui décidément excelle à insister sur la nécessité de grands textes restant trop injustement inaperçus, "L’effrayable" peut être légitimement placé, comme l’indique l’auteur au détour des entretiens promotionnels de 2012, entre Beckett, pour sa capacité à transformer l’intime apparent en vertige métaphysique, et Céline, pour son aisance torturée à rendre compte d’un flot historique qui n’a rien, jamais, d’innocent.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

Librairie Ptyx

Y a-t-il une fonction de la vie?

Il est parfois, en littérature comme en d’autres domaines, de ces tentatives « radicales » qui émeuvent déjà de par l’ambition et le courage que l’on est forcé de supposer dans le chef de qui en est l’auteur.  Il y a une tension dans la prise de risque qui émeut, comme est ému le spectateur d’un spectacle de haute voltige.  Bien souvent cependant, en littérature du moins, le voltigeur s’écrase au sol.  Et puis, de temps en temps, c’est le prodige.

Du fond de sa chambre d’asile, le narrateur, noircissant compulsivement les pages, éructe l’histoire qui est à l’origine de son enfermement.  Dans le trouble de ses dédoublements et de son langage déformé se dessine peu à peu la suite des meurtres, des exactions, des viols dont il est l’enfant.  Et comment dire l’horreur de la plus abjecte des violences?  Comment  témoigner au plus prêt, si ce n’est dans une langue qui porte les stigmates de cette violence.

La lettrasse morte dans l’herbe, dans la poussière, amputée, poignardée, violée, l’avant-coureur de la nuit noire avait perdu son droit de prononciasser ni non de nominasser, cela de soit allait, cela d’un immanquable soi allait.

Comme le corps et l’esprit du narrateur le sont, sa langue est fracturée, violentée.

J’écrisse à l’intérieur de ce néant, à l’intérieur de ma petite mortasserie à moi.

Ces torsions dans la langue abondent en sens.  Le narrateur n’écrit pas, il écrisse.  Car pour bien rendre l’horreur de ce qui est écrit, il faut faire entendre cette plume qui crisse sur le papier, faisant pendant à cette horreur.  Le docteur est le dicteur, car il rappelle le dictateur dans l’emprise qu’il a sur le malade mais aussi celui qui dit comment dire à ce dernier.  Hitler est le grandgrand’frère car le danger du Führer est moins dans sa cruauté que dans la séduction protectrice, presque familiale, sous laquelle il la dissimule.  Les temps eux-mêmes sont réinventés.  Comme la mémoire du narrateur hoquette entre les terreurs de son imagination et celles de son réel, il faut mêler l’un à l’autre dans la grammaire même.

La forme grammaticale du conditionnel de la subjonctivité deux s’utilise pour exprimer ce qui aurait pu se passer si vous ne l’aviez pas déjà imaginé.

Moi je ne suis plus, j’ai eu-t-été.

Et puis, comment dire ce qu’on nomme  »l’indicible »?  Comment dire dans la norme, ce qui s’en distancie tant?  S’en contenter, se vautrer dans l’illusion communicante, c’est se vouer à l’échec, se condamner à l’autre illusion du progrès.

Parce que si chacun ne fait qu’à sa propre tête à lui on ne se comprendra plus rien et alors on ne se pourra plus communiquer et alors il faut se soumétaster aux normes comme tout le monde et que c’est bien que tu le falasses et qu’il faut coninuetiter, et que c’est de la vraie progresserie.

Dire l’horreur avec les mots de la norme, c’est normer l’horreur.  Travestir, transgresser, déformer, donc.

Je suis violasseur de notre bébelle languière et décannasseureur de votre gracieuserie.

Andréas Becker réussit génialement le pari de nous dévoiler progressivement l’histoire bouleversante du narrateur par les effets de dédoublements de celui-ci et les déformations de sa langue.  Ceux-ci, mieux qu’y étant inscrit, y participant.  Nul artifice donc, mais la forme qui fait pleinement sens.  Avec une force inouïe, il nous rappelle, si besoin en était, qu’une part de la réalité ne peut accéder au dire que par la poésie.

J’ai fait des momots comme j’ai pu.

Andréas Becker, L’effrayable, 2012 (sortie prévue le 23/08/2012), La Différence.

On signalera également ceci qui préfigure magnifiquement l’oeuvre.

 

Librairie Ptyx - Ixelles - Belgique

Bruno de Cessole, Valeurs actuelles

L’Effrayable, d’Andréas Becker 

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À plus d’un titre ce livre insolite, perturbant, et, osons le mot, prodigieux, devrait être – sur le plan purement littéraire – l’événement de cette rentrée. Pour la première fois, un roman, et qui plus est un premier roman, a fait l’objet d’une promotion au cinéma jusqu’au 11 septembre. Réalisée par Rachel Huet, cette bande-annonce avait pour dessein de susciter l’envie de découvrir un livre si déroutant et si noir qu’il pourrait désarçonner d’emblée le lecteur. Seconde singularité : l’auteur, Andréas Becker, est un Allemand, né à Hambourg en 1962, qui vit en France depuis une vingtaine d’années et a choisi, après avoir brillamment réussi dans une activité commerciale, de ne se consacrer qu’à l’écriture, et choisi de s’exprimer en français.

Comment dire l’indicible, narrer le travail inlassable du mal à l’oeuvre dans l’Histoire et dans le monde, dans la langue même de l’horreur et de l’abjection, tel est le pari osé – et relevé – par l’auteur. Dans la cellule d’un hôpital psychiatrique, un schizophrène, Janus à double personnalité, tantôt petite fille tantôt homme, une espèce de monstre tortionnaire et victime, fruit des violences de la Seconde Guerre mondiale et d’une histoire familiale traversée par le viol et l’inceste, est soumis à une thérapie par l’écriture. Remontant les couloirs du temps, il met au jour les scènes capitales qui l’ont conduit à la folie. En usant d’un langage inédit, torturé, déconstruit, puissamment suggestif, avec son recours lancinant à l’imparfait du subjonctif et ses allitérations. Entre les incantations du Céline de la trilogie allemande, l’inventivité sémantique d’un Arno Schmidt et les violences de l’expressionnisme, ce diamant noir « effrayable » étincelle parmi la grisaille de la rentrée romanesque. 

Bruno de Cessole – 13.09.2012

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Auteur

Librairie Préambules – Cassis

vendredi 7 septembre 2012

L'Effrayable, d'Andreas Becker

 
Bonjour à toutes et à tous,

en guise de billet, je vous propose de faire écho à notre dernier coup de coeur (à voir ici ), l'Effrayable d'Andreas Becker. Je le mentionne dans la chronique, mais les éditions La Différence ont réalisé une bande-annonce, diffusée dans le réseau cinématographique MK2. Une manière nouvelle de présenter un livre, et si elle ne remplace pas un bon résumé ou un entretien plus classique avec l'auteur, a au moins le mérite de vous faire plonger dans l'univers du roman. La fidélité avec la teneur, la profondeur et la puissance du texte étant parfaitement retranscrite visuellement, vous pouvez donc vous faire une idée de ce qui vous attend dans l'Effrayable.

Et, je le répète, lisez ce livre, conseillez-le, c'est un grand roman, la plus grosse claque de la rentrée.

à bientôt ! 
 
Librairie Préambule  Cassis

Le rideau – Dimitri Laurent, 10 septembre 2012

Andréas Becker, l'effrayant effrayé

 

Il y a des livres comme ça qui vous troublent. Vous en sortez profondément perturbé, ému parfois, déphasé souvent. Et s’il ne restait qu’un livre en cette rentrée littéraire, pour nous, pour Le Rideau, ce serait celui-là. L’Effrayable d’Andreas Becker. Certes, cet ouvrage n’aura pas le Goncourt, il est bien trop politiquement incorrect pour les huiles défenderesses de la langue franchouillarde. Mais pour nous, c’est bien plus qu’une révélation. Phénoménal.

 

Mais quel est le problème d’Andreas Becker ? Pourquoi nous force-t-il à lire ces premières pages, illisibles de prime abord, et qui se révèlent petit à petit jusqu’à ce que l’on comprenne la véritable essence de la langue française, de la langue en général, d’ailleurs. Et si l’important ce n’était pas la langue, mais bien la compréhension. Que signifie l’effrayable, au fond ? Quelqu’un d’effrayé ? Quelqu’un d’effrayant ? On ne sait pas très bien. Quelqu’un pour répondre à cette question ? Oui, Andreas Becker, répond par un livre, l’Effrayable, justement. Une histoire de viol, d’inceste, de mort, de guerre. Mais pas seulement. Il est bien trop réducteur de résumer le chef d’œuvre, premier roman pour ne rien gâcher, de l’écrivain franco-allemand. Nous n’allons pas trop vous en dire. Juste de quoi vous mettre l’eau à la bouche, comme le déclamait Gainsbourg dans une chanson éponyme.

 

L’effort de la lecture

 

Que cela fait du bien de lire autre chose différente (aux éditions de la Différence) de toute cette littérature préconçue venue d’écrivains que l’on appelle dans notre jargon des “écriveurs”. Oui, ceux qui, à l’image de Christine Angot, préfèrent ne pas s’éterniser sur le Pourquoi…Mais n’est-ce pas le plus important, dans un livre ? Nous n’allons, je vous rassure, pas évoquer le cas de tous ces écriveurs. C’est seulement un exemple pour montrer que le travail auquel s’est attaché l’auteur de l’Effrayable ne trouve un sens que dans la durée. Oui, peut-être cet ouvrage ne se lit pas en trois heures, entre deux rames de métro et quatre arrêts d’autobus. Peut-être allez-vous mettre une quinzaine de minutes avant de comprendre où veut en venir l’auteur. Mais qui a dit que la littérature n’est pas un effort ? Qui a facilement, dans une autre mesure, lu les aventures de Sodome et Gomorrhe ou du Voyage au bout de la nuit. N’est-ce pas la souffrance le plus beau dans l’écrit ? Cette chose qui vous tiraille, vous attrape au colbac, vous menace, vous inonde…Vous, lecteur masochiste, n’aimez vous pas vous infliger à l’envi un peu de sens, de justesse et d’à propos ? Parler d’une œuvre n’est-ce pas la réduire ? Nous ne  parlerons donc pas de l’Effrayable. À vous de juger.

 

Dimitri Laurent 

danactu-résistance

Nous poursuivons nos articles sur quelques premiers romans de cette rentrée littéraire 2012, avec "Effrayable". Un roman tout à fait particulier, à nul autre pareil, sans doute un des romans les plus étranges de cet automne, aussi étrange dans son histoire que dans sa forme.

  Nous sommes dans une chambre d'asile.

  Avec un patient.

  Un patient enfermé, mais quel patient véritablement ?

  Un patient ou une patiente ?

  Adulte ou enfant ?

  Ou enfant-adulte d'ailleurs. On comprend peu à peu que cet être humain a été sans doute maltraité. Et à son tour, longtemps après, il ou elle maltraite la langue.

  La folie a toujours plusieurs visages, ici Karminol...Ou Angélique...?

 

  C'est le narrateur qui parle, qui nous parle, avec son langage spécifique, qui tente de nous faire part de son histoire passée, qui pourtant reste encore bien là, dans son esprit. Recherche difficile du choc initial ancien, en Allemagne, dans les années trente, choc en forme de viol ou de meurtre. Des chocs qui laissent des traces au long cours, bien des années plus tard. Des chocs qui peuvent dédoubler un esprit et alors inventer une langue.

  Andréas Becker, né à Hambourg en 1962, vit en France depuis 1991, après des études de philosophie et d'histoire, est professeur d'allemand et traducteur de romans. S'il peut sans doute s'avérer difficile d'entrer dans ce roman, pourtant l'on ne tarde pas à se laisser emporter par la magie fascinante du récit où les mots inventés rendent palpables la folie du narrateur.

 

  Un formidable travail de création littéraire qui ne peut laisser indifférent. Au fil des pages l'on va partager cette histoire tragique dont les séquelles passent alors dans les phrases souvent imagées et déformées de celui/celle qui se raconte...

 

  Nombreux furent les romans consacrés à la folie, pourtant celui-ci est tout à fait innovant et une fois la lecture achevée, nous laisse de profondes traces, sur le plan humain et sur le plan littéraire, sans qu'il soit possible de dissocier l'un de l'autre, et c'est tant mieux.

 

 

 

  Dan29000

 

EXTRAIT :

« Jusqu’à maintenant je n’ai fait que mentir, que mentir à moi-même, je ne suis pas seule dans ma cellule, je n’ai jamais eu-t-été seule, je m’appelasse Angélique, ça pour sûr, je n’y renonce pas, je suis une petite fille, une toute petite fillasse. Des parfois des fois et des parfois des fois non, et alors je ne sais pas où il est, il se cache son mon lit un homme, Karminol. […] Karminol, ce n’est pas moi, je m’écris quand je cris, Karminol, il vivote à mes côtés, ça c’est vrai indéniable vrai, il me tient d’une certaine manière en tenaille dans mon cellulement, parfois en facerie de moi, corps vers moi, visage au mur, me reluquant d’un regard à l’envers en imititant le dicteur, mais j’en rigole encore, mon foutu Karminol, t’es pas le dicteur, toi, t’es juste une merderie de trop dans ma vivoterie à moi, et que c’est déjà assez, tu sais, assez dur de me supporter pour moi. »

Lien 28.10.2012

Pierre-Edouard Deldique, En sol majeur, rfi

Né en 1962 à Hambourg, Andréas Becker, après des études de philosophie et d’histoire, vit en Allemagne jusqu’en 1990. En 1991, il se rend à Lyon où il découvre, émerveillé, la langue française. Il décide de rester en France, gagne sa vie comme professeur d’allemand, puis comme traducteur de romans de gare avant de s’engager dans une carrière commerciale. Malgré sa réussite dans ce domaine, il décide d’y renoncer pour s’immerger tout entier dans son travail d’écrivain. Son premier roman L'Effrayable est paru aux Editions de la Différence.

Les choix musicaux d'Andréas Becker

Arno Les yeux de ma mère

Barbara Göttingen

Konstantin Wecker Genug ist nicht genug

Gerard Manset Dans un jardin que je sais
Pierre-Edouard Deldique

Lien

Anne V, Blog Racines...

Paradoxal livre que L’effrayable. Lancé à grands renforts de pub dans certaines salles obscures, son plan com’ a pris le pas sur la critique dans le monde de la toile et dans la presse. Ce roman, on en parle surtout pour ces quelques images sur grand écran. Paradoxaux également les sentiments qui nous habitent quand on en termine la lecture. Entre intérêt et exaspération, entre admiration et ennui.

Un homme dans une cellule capitonnée écrit. Il écrit pour lui et pour la petite fille qui l’habite. Il écrit parce qu’il ne peut pas faire autrement, parce que c’est de cette manière qu’on pense qu’il va guérir. Mais cette histoire qu’il nous livre est complexe, l’histoire familiale depuis les années trente dans l’Allemagne nazie, jusqu’à nos jours, tout ça en ordre dispersé, entrecoupé de phases d’introspection. Mais dans le discours s’invitent des mots étranges, distorsions du français, amalgames de plusieurs mots, des conjugaisons insolites, des constructions éclatées. Karminol, car c’est son nom parle une langue qui n’est qu’à lui, pleine de trop de lettres et d’auxiliaires surnuméraires. Ce trop-plein, c’est l’héritier de tous les on-dit du passé, de toutes les fautes, les horreurs accumulées et dissimulées. Sous la plume de Karminol, viennent se bousculer les fantômes du passé, qui s’imposent à la normalité, au bon sens, à tout ce qui est droit.

On peut donc admirer l’audace d’Andréas Becker d’avoir tenu son pari jusqu’au bout, d’avoir malmené la langue sur 250 pages, sans faiblir, variant avec à-propos le “taux de déformation” à l’aune de la lucidité flageolante de son héros. Ça fonctionne parfois très bien, on sent bien le texte en bouche, grondant, ronflant, au rythme impeccable. Et puis parfois, le processus de déformation, de même que les propos, deviennent lourdement symboliques. Il y a de la psychanalyse pour les nuls là, derrière, Nous sommes le réceptacle des péchés de nos parents et des parents de nos parents, en nous s’accumule le poids de l’Histoire, et des choses tues. Certes, mais, le livre en devient par moments dangereusement figuratif.

La fin est d’ailleurs très illustrative de ce phénomène, on a envie de dire à Andréas Becker que bon, là, ça va, on a compris, c’était très bien, mais faudrait pas non plus nous prendre pour des truffes, ça devient quand même répétitif, et il n’est pas Beckett. Le texte aurait mérité d’être beaucoup plus ramassé, moins explicatif. Il aurait dû faire confiance dans la langue qu’il a réinventée pour parler d’elle-même, d’autant plus qu’on devine, derrière tout ça, qu’au niveau stylistique l’auteur ne semble pas totalement manchot. Le pari est donc beau, la réalisation en demi-teinte.

Un livre intéressant tout de même et qui pose des questions sur la langue, sa signification. A t’on besoin de changer les mots pour exprimer l’indicible ? ou le style et la forme suffisent-ils ?

En attendant, on peut relire le Jabberwocky de Lewis Carroll, histoire de tout imaginer derrière des mots qui n’existent pas.

Twas brillig, and the slithy toves
Did gyre and gimble in the wabe;
All mimsy were the borogoves,
And the mome raths outgrabe.

Source

Gaël Dadies, Le petit bulletin, Lyon 

L’écriture par les tripes

Continuant à visiter les enfers à la manière d’un Georges Bataille où l’individu, par la transgression et la perversion, peut s’extirper de toutes les conventions morales et sociales pour enfin s’affirmer au monde, Robert Alexis publie chez José Corti Les Contes d’Orsanne. Un narrateur, au cœur de trois courts récits à trois époques différentes, relate son expérience de sa présence au monde, de son intériorité et ses illuminations offertes par la sexualité.

Mais s’il y a bien un roman particulièrement marquant, c’est bel et bien L’Effrayable (La Différence) d’Andréas Becker, Allemand venu s’installer à Lyon en 1991. Du fin fond de sa cellule d’hôpital psychiatrique, Angélique qui « dans les temps [a] été une petite fille, une toute petite fillasse », raconte son histoire. Une histoire hantée de visions de violences, de viols et de meurtres. Une histoire l’ayant rendue complètement folle et qu’elle raconte sans nous épargner les divers traumatismes l’ayant menée à ce dédoublement de personnalité. Mise à mal, torturée et déformée afin de rendre compte de la folie de son personnage, la langue d’Andréas Becker, de laquelle transpirent toutes les douleurs confinant à l’indicible, nous agrippe par les tripes et nous entraîne dans les profondeurs caverneuses de l’esprit d’une aliénée. Une première vague en attendant la rentrée de janvier.

Un roman d'Andréas Becker éclairé par la lecture de Günther Anders par Salim Jay – Le Soir 24 décembre 2012

Alexipharmaque

Ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai lu un premier roman. Parfaitement ! C'est vrai que ça n'arrive pas souvent. Et je ne le regrette pas. Je ne l’aurais sans doute pas lu si je n’avais pas fait la rencontre de l'auteur. A une terrasse de café, bien sûr. Le bonhomme est original et intéressant, je dirai peut-être en quoi, mais éventuellement, ça ne presse pas. Je ne dirai pas la page où je crois l’avoir vu dessiner son autoportrait. En attendant, ne parlons que du livre. Il ressemble à son auteur : original et intéressant.

 

Le titre, d’abord : L’Effrayable (sic !), éditions de la Différence. L’auteur : ANDREAS BECKER. J’ai d’ailleurs été surpris de constater l’absence du mot dans une édition tout à fait récente du Grand Robert.

 

Mais le mot figure comme de juste dans le Nouveau Larousse Illustré de 1897-1904 (en 7 volumes), assorti de la définition suivante : « Qui est susceptible d’être effrayé, qui s’effraye aisément :"Certaines femmes affectent d’être plus EFFRAYABLES qu’elles ne le sont réellement" ». L’exemple retenu n’est-il pas délicieux ? Finalement, ANDREAS BECKER (né à Hambourg), ressuscite un terme parfaitement conforme à la belle morphologie de notre langue. Saluons. Et saluons les éditions de La Différence, grand éditeur de poésie devant l'éternel.

 

Si je dis que je suis arrivé au bout du livre, je sens que ça va faire mauvaise impression. C’est pourtant la vérité, mais dans un sens positif. Je veux dire qu’ANDREAS BECKER ne donne pas, c’est le moins qu’on puisse dire, dans l’espèce de fluide lavasse et fadasse, qui coule tout seul, que des flagorneurs au goût émoussé ou dépravé, ou tout simplement stipendiés ou lâches, qualifient de « style », et qui sert de moyen d’expression à tant de nos écrivains actuels.

 

Pour les noms des crétins ou des margoulins qui se font prendre pour des écrivains, je renvoie à l’excellent et salutaire vitriol publié par  PIERRE JOURDE & ERIC NAULLEAU, Ed. Mots & Cie, en 2004, réédité chez Mango en 2008.

 

Le livre d'ANDREAS BECKER se mérite. Comme on dit dans le Guide Michelin : « Il est intéressant, (*), il mérite un détour (**) et il vaut le voyage (***) ». Simultanément et à la fois. C’est sûr que, quand on referme le bouquin, on se dit qu’il s’est passé quelque chose. Quelque chose de très fort. Quoi ? Pas facile à dire. Et pour être franc, ce n’est pas facile de parler de ce livre. Disons les choses franchement et simplement : pour commencer, l’obstacle du langage.

 

Car l’auteur passe son temps à triturer le vocabulaire (presque pas la syntaxe, si ça peut rassurer et encourager) en pratiquant ce qu’on appelle en bon français le procédé de la « resuffixation », bien connu des praticiens et connaisseurs de l’argot (« cinoche » pour « cinéma »).

 

Tenez, vous voulez un exemple ? Prenez les deux premières phrases :

« Dans les temps j’ai eu-t-été une petite fille, une toute petite fillasse.

Je m’appelassais Angélique ».

 

L’auteur joue carte sur table et annonce la couleur : ce sera comme ça et pas autrement, et ce sera comme ça tout le long.

 

Et ce n’est pas une promesse d’ivrogne : il tient parole ! Rien que sur la première page, ce n’est que : « m’inscrissais, jurassé-crachoté, je m’en fichassais, foutassais, faisassais, j’aimassais, je n’avassais jamaissu ce que cela voulait dire : aimasser ». J’arrête, sinon, ça va vous dégoûter. Et ça, je ne voudrais pas. Mais vraiment pas. Parce que, en vérité, je vous le dis : ce livre contient une matière très forte (comme on parle de certaines boissons fermentées, vous savez).

 

Comme si l’auteur avait voulu nous mettre, en travers de la vue, un arbre assez gros pour cacher toute une forêt. Mais c’en est au point que je me demande s’il n’a pas fait cette forêt lexicale, extrêmement visible et envahissante, qu’on a l’impression qu’il n’y a que ça à voir, pour cacher un seul arbre. De quelle essence, l’arbre ? C’est une autre paire de manches.

 

Toujours est-il qu’en usant et abusant de ses suffixes proliférants, l’auteur a ses raisons. Si je peux me permettre d’en avancer une : sans être le seul suffixe ajouté, le « -asse » est largement majoritaire, pour ne pas dire carrément obsessionnel. Or, en français, on le trouve dans « connasse,pétasse, grognasse, pouffiasse, radasse, chiasse, vinasse, blondasse, fadasse, bécasse, … ». J’arrête. On a compris. Il y aurait un peu de misogynie sous-jacente dans cette dévalorisation, je n’en serais pas autrement surpris.

 

Ce qui est sûr, c'est que, d’un bout à l’autre du livre, c’est une obsession du dégoût, de la saleté, de la laideur, de la déchéance et de la déréliction qui court. Le visqueux a une place de choix. Pour dire l’ambiance, la couleur des murs crades. Une ambiance parfaitement concertée et voulue, évidemment. L’auteur veut à tout prix que le lecteur se mette au boulot. Il est certain que, sur le fond, il n’a pas tort, tant l’écrivain français d’aujourd’hui flatte la paresse et le narcissisme du lecteur, dans le satanique esprit de lucre induit et produit par l’époque.

 

Mais passons sur le suffixe, qui n’est, tout compte fait, qu’un procédé. Et venons-en au sujet. C’est vrai, ça : de quoi il parle, ce bouquin ? Eh bien pour tout dire, sincèrement, je ne sais pas exactement. Si, bien sûr, je sais qu’on est dans l’Allemagne hitlérienne, avant la guerre et jusqu’à la fin de la guerre, mais aussi après, et même jusqu’à aujourd’hui. Et puis qu’on est aussi parfois en France.

 

Le livre s'ouvre sur une cellule : est-ce une prison ? Un asile ? La cave de WOLFGANG PRIKLOPIL, où fut détenue pendant 8 ans NATASCHA KAMPUSCH ? Une personne est enfermée là : est-ce un garçon ou une fille ? Quoi qu'il en soit, son corps sert de déversoir aux appétits d'une autorité (le « dicteur », véritable trouvaille), ou alors Karminol, ou alors un troisième larron. On ne sait pas. Et c'est comme ça jusqu'à la fin. Par ailleurs, la personne enfermée est enchaînée à l'écriture : mais là encore, qui écrit ? On ne sait pas.

 

Et je crois qu’il est là, le nerf du livre : l’action se passe partout, à toutes les époques, et tout le monde y passe. Je veux dire que tout le monde dit "JE". Et je crois que ce que veut exprimer ANDREAS BECKER (je ne suis pas dans sa tête), c’est une certaine permanence désespérée de l’existence humaine. Si "JE" est n'importe qui, c'est le chaos. Il n'y a plus de sujets parlants, il n'y a plus que des objets dont on se sert, et des calculs.

 

Si ANDREAS BECKER a voulu décrire l'état d'une humanité d'avant la civilisation (ou d'après, ce qui n'est pas tout à fait pareil), il a gagné son pari. On est évidemment (entre autres) dans une Allemagne marquée de façon indélébile par l'expérience nazie, par la brutalité inouïe des "libérateurs" russes, puis par la normalisation imposée par la marchandisation de tout. Pour dire (peut-être) que l'horreur nazie est l'aboutissement logique d'un système, et que s'être débarrassé de l'une laisse l'autre (le système qui est le nôtre) totalement intact.

 

Si les suffixes posent un problème à la lecture, c’est une autre chose qui pose un problème de compréhension de l’ouvrage. TOUT le livre se déroule sous la présidence du JE. Mais qui est JE ? Impossible de répondre. Je préviens le lecteur : le JE passe par TOUS les personnages, successivement et sans prévenir. C’est un gros travail à fournir, de la part du lecteur qui, à la limite, serait en droit de réclamer une commission sur les droits d’auteur.

 

Le "JE" est en effet systématique, mais renvoie systématiquement à un narrateur différent, qu’il faut identifier si l’on veut reconstituer la cohérence de l’action. J’avoue que je n’ai pas tenté de tout reconstituer. C'est un "JE" « éparpillé façon puzzle » (Tontons flingueurs). Qui parle ? Est-ce Angélique ? Ange ? Paul Antoine ? Joachim ? Karminol ? Marie-Mi ? Grospère ? Joju ? José ? Tout le monde est dans tout le monde. Le chaos, je vous dis.

 

Le roman d’ANDREAS BECKER diffuse et dilue le « moi ». Tout le monde est promu narrateur du monde. Et c’est exactement pour ça que plus personne ne comprend rien au monde tel qu’il est, dans la réalité qui est la nôtre. En cela, ce livre colle à la réalité actuelle du monde (« éparpillé façon puzzle », lui aussi) d'une façon capable de nous en faire saisir le caractère irréductiblementincompréhensible.

 

En plus, où se situe l’action ? « Partout » serait évidemment faux. Il y a Palebourg, Siegershaven, d’autres lieux. C’est sûr, le lieu change en fonction du narrateur, mais comme le narrateur change sans arrêt, difficile de s’y retrouver. Ce qui passe, c’est une sorte d’état de sidération, qui est celui de l’enfant confronté à l’horreur innommable et qui, survivant à cette horreur, conserve intact cet état de sidération, qui devient une composante à part entière de sa personnalité. Il y a du psychotique dans la fragmentation universelle qui est à l'oeuvre ici. Je le dis comme je le sens : parvenir à réaliser ce programme est un véritable TOUR DE FORCE littéraire.

 

Enfin, l’action. Que dire de l’action ? Et sait-on, à l’arrivée, ce qui s’est passé ? Moi je vais vous dire : au moment de mourir, chacun d’entre nous sait-il ce qui s’est passé ? Non. Cela signifie qu’on ne sait pas exactement la nature et la portée de notre propre existence. Ici c'est la même chose.

 

Il y a du viol, de l’écriture (souvent compulsive ou frénétique), de la guerre, du sang et du sperme, de l’enfermement, des portes qui s’ouvrent (un peu) et restent fermées (beaucoup), des orifices qui s’ouvrent dans les deux sens (subir l’intrusion, faire sortir, ingérer, excréter). Il y a de la souffrance qui n’est même pas vécue comme souffrance, mais comme un fait brut devant lequel l'être reste ahuri, abasourdi. C’est vrai ça, pourquoi en rajouter ?

 

Pour résumer, il y a des horreurs, des horreurs et des horreurs. On n’en sort pas. C’est tout juste si le lecteur capte le dernier mot du livre : « survivant », pourtant tellement juste. Et pour dire ça, je vais vous dire, il y a un SOUFFLE qui transporte le lecteur : lisez, pour vous en convaincre, le chapitre extraordinaire qui commence à la page 197.

 

Ce n’est plus liquide : c’est une sorte de lave croûteuse et brûlante qui pousse devant soi le sens de ce qu’elle déplace et véhicule, et qui dans le même temps le crée et le détruit. Comme une alternative à l'écroulement heurté et rocailleux des mots passés par la chirurgie esthétique, qui marque le récit, partout ailleurs.

 

La dilution des JE, l’osmose des OÙ, le chaos des QUOI, l’interchangeabilité des COMMENT et des QUI, tout ça nous pose en fin de compte l’infernale question du POURQUOI. Vous savez, ce sont les catégories pour école de journalisme : « QUIS ? QUID ?UBI ? QUIBUS AUXILIIS ? CUR ? QUOMODO ?  QUANDO ? ». Et à la question du pourquoi, le livre semble (je suis prudent) répondre : « Pour rien ».

 

J’arrête là. J'ai été long. Mais je le maintiens : s’il n’y avait pas le suffixe, comme procédé inflationniste et exagérément artificiel, comme « ultima ratio », comme obsession, j’oserais dire que L’Effrayable, d’ANDREAS BECKER, est un GRAND LIVRE. Et le remarquable hommage rendu par un Allemand à notre langue française. Merci, monsieur.

 

Voilà ce que je dis, moi.

BLOG DE FREDERIC CHAMBE

L'Humanité

Rue 89

Rentrée littéraire : 646 romans et moi, et moi, et moi

 

Pour surnager dans le flot de la rentrée littéraire, L’Effrayable présente la première bande-annonce de livre.

 

646 romans sortent lors de cette rentrée littéraire, et comme d’habitude, on ne parle que d’une quinzaine d’entre eux - au hasard : Laurent Binet, Olivier Adam, Aurélien Bellanger ou Philippe Djian. Les centaines d’autres sont voués à se noyer dans la masse. Quand certains éditeurs refusent ce « suicide commercial collectif », d’autres font preuve d’imagination. Pour attirer l’attention sur le premier roman du lyonnais Andréas Becker, les éditions de la Différence ont réalisé une bande-annonce du livre. Emballé par ce tout premier trailer littéraire, MK2 a décidé de le diffuser dans son réseau de cinémas du 29 août au 11 septembre.

 

C’est d’autant plus gonflé qu’il s’agit d’un premier roman difficile : un homme se met dans la peau d’une petite fille pour remonter le fil de l’histoire et comprendre pourquoi il a été nécessairement victime d’un viol. Le récit est écrit dans une langue torturée et horrifique. Si l’on a le cœur bien accroché, L’Effrayable nous entraîne dans une expérience de lecture très singulière, qui méritait bien de braver cette « boucherie littéraire » de la rentrée.

 

L’Effrayable n’est un livre facile, léger, divertissant. Un récit lisse et sans aspérité, sitôt lu, sitôt oublié. Non, c’est un livre noir, asphyxiant, qu’on lit en apnée, avec des hauts le cœur et, parfois, des grimaces de dégoût. Mais doté de poignantes fulgurances et d’une étrange persistance.

Ces sensations tiennent moins aux motifs du livre – inceste, viol, misère affective et intellectuelle sur trois générations… – qu’à la langue, maltraitée et enlaidie au point d’être indéchiffrable, horrifique.

 

« J’ai tout mis dans ce livre »

 

Andréas Becker, auteur de ce premier roman, parle de « nécessité » :

 

« si on veut vraiment écrire, on met sa peau sur la table ; j’ai tout mis dans ce livre ; j’étais en larmes » explique cet homme massif, le visage carré adouci par de longs cheveux blonds.

 

Né à Hambourg en 1962, Andréas Becker est venu à Lyon en 1990 et y est resté par amour. Il explique avoir toujours porté en lui ce livre, qu’il confie être en grande partie autobiographique, même s’il a du mal à démêler le vrai, du faux, de l’imaginé.

L’histoire du viol collectif perpétré pendant la seconde guerre mondiale par des soldats russes dans un village d’Allemagne, point nodal de son livre et sujet toujours tabou en Allemagne, lui a été confiée par sa mère, alcoolique et fantasque. Le garçon qui était alors terré dans la cave, serait son père ; il en aurait gardé de larges cicatrices aux avant-bras, et un caractère ombrageux et taiseux, « détestable » même.

 

« C’est vrai dans la mesure où cette histoire a eu un écho en moi » tranche Andréas Becker, persuadé que « l’imaginaire est beaucoup plus fort que la réalité ».

 

Il y a trois ans, n’en pouvant plus, Andréas Becker plaque tout. D’abord son boulot : « un super boulot très bien payé : directeur d’un domaine viticole à Châteauneuf du Pape », puis sa femme, et enfin sa belle maison avec piscine en Avignon. Il se donne deux ans pour écrire. Un premier roman, refusé partout, le convainc de s’atteler enfin au sujet qui le hante. Il revient à Lyon, passe des mois « à se mettre minable, dans un trou à rat » pour accoucher de ce texte.

Puis l’envoie à trois éditeurs : Minuit, Le Dilettante et enfin la Différence qui l’accepte immédiatement. Et met le paquet. Dix représentants sillonnent les librairies dès le printemps pour présenter le livre, qui aurait été pris dans 2500 librairies.

 

Pour la première fois, une bande-annonce pour un livre

 

Pour la première fois, une bande-annonce est réalisée pour faire la promo du livre. Séduit par cette initiative inédite, et la qualité du travail de la réalisatrice, Rachel Huet, MK2 le diffuse dans tous les cinémas de son réseau dès la veille de la sortie du livre, le 29 août.

 

Dans ce trailer, on y entend la voix chaude et chantante d’Andréas Becker, teintée d’un doux accent allemand, dire des passages de L’Effrayable. On perçoit alors que cette langue maltraitée, alourdie par « des kiloteries » de lettres – comme autant d’horribles non dits accumulés depuis trois générations – se prête magnifiquement à l’oralité. L’auteur confie d’ailleurs avoir écrit L’Effrayable « à haute voix », et s’est engagé à faire de nombreuses lectures de son texte, en librairie ou dans les salons du livre, dès sa sortie. Extrait :

 

« Valassait mieux violenter notre bébelle languière que de ne rien écrivasser du tout, glaviota-t-il dans sa barberie que moi, petite conne, je preinissais pour du mouchoirement, tellementalement elle était glauquerie et morvissement. »

 

Dans cette langue éprouvante, les noms et les verbes sont souvent affublés du suffixe péjoratif –asse (les « bitasses » reviennent jusqu’à l’écœurement !), les adverbes se terminent systématiquement par « –mentalement », comme s’il s’agissait d’un délire mental, et la conjugaison abuse du passé sur composé :

« Dans les temps, j’ai eu-t-été une petite fille, une toute petite fillasse » est ainsi la phrase inaugurale du livre.

Un livre doté d’une voix puissamment singulière. Qui tranche, forcément, dans le concert des voix dominantes de cette rentrée littéraire et ose prendre des voies originales pour se faire entendre.

 

 

 

 Anne-Caroline Jambaud  Rue 89 Lyon

« Un livre doit tout bouleverser, tout remettre en question. »

 

Après avoir publié le premier roman d'Andréas Becker L'Effrayable le 30 août 2012, les Éditions de la Différence feront paraître le 29 août prochain le second roman de celui-ci, Nébuleuses. Elles donnent aujourd'hui la parole à Pascal Cottin que l'écriture, le langage et la vision d'Andréas Becker émerveillent. 

Après être né dans une librairie, Pascal Cottin évolue depuis 1987 dans les milieux du livre. Libraire durant près de vingt ans, délégué commercial pour un diffuseur de la petite édition, il suit de près l'évolution de l'écrit et de ses supports. Aujourd'hui, aide-documentaliste dans un collège de Seine-Maritime, sa passion chevillée au corps, il anime des Cafés littéraires itinérants.

 

****

«  j'e suis maintenant – devant l'impitoyable lumière qui revient sans cesse et qui me demande encore de té(moi)gner »

 

« Le véritable écrivain écrit sur les êtres, les choses et les événements, il n'écrit pas sur l'écrire, il se sert de mots, mais ne s'attarde pas  aux mots, n'en fait pas l'objet  de ses ruminations. Il sera tout, sauf un anatomisme du Verbe. La  dissection du langage est la marotte de ceux qui n'ayant rien à dire se  confinent dans le dire. »

E. M. Cioran, Écartèlement, in Œuvres (quarto) Gallimard, Paris, 1979.

 

 

Nous sommes loin de la dissection du langage dans l'œuvre naissante d'Andréas Becker. Deux parutions seulement, L'Effrayable (2012, La Différence) et Nébuleuses (à paraître le 29 août, La Différence) et déjà l'émergence d'un grand écrivain. Dans L'Effrayable,  le.la narrateur.trice, « monstre à lettres semées ici et là »,  concasse, malaxe les mots et donne à voir une langue qui lui est propre.  La langue porteuse de signes s'incruste en nous et rapidement la lecture à voix haute devient une évidence. Pénétrer l'œuvre de  Becker nous fait penser inévitablement à Céline, même s'il se défend d'avoir lu l'auteur du Voyage avant son premier roman.

 

Avec L'Effrayable, un homme ayant perdu sa masculinité, suite à un crime, se glisse dans la peau d'une petite fille. 

 

Transgression des genres. 

 

 Dans Nébuleuses nous assistons à une transgression générationnelle.

 

 Becker est un réel séisme. Si L'Effrayable fut un choc, Nébuleuses en est une réplique de grande magnitude.

 

À chaque faille sa réplique.

 

Becker se joue de la langue et de ses normes pour mieux servir  son récit. Au-delà de simples effets de styles, il réinvente un langage  propre à l'univers dans lequel il nous plonge. Le rythme de sa prose règle notre lecture. La forme révèle le fond.  Dans L'Effrayable, l'action a une dimension extérieure, la langue s'en fait l'écho, entre autres, par des ajouts de syllabes. Dans Nébuleuses  « les mots sont dénudés », écartelés par une ponctuation et une syntaxe  particulières qui donnent à ce huis clos toute son atmosphère. Un « je » éclaté qui devient j'e ou un moi entre parenthèses. 

 

«  j'avais envie aussi de faire des parenthèses – j'e portais en (moi)  comme projet de mettre des parenthèses autour du mot (moi) – de  m'enrouler dans mes parenthèses dedans – de surmonter la séparation du  j'e – mais j'e savais pas encore ce que c'était un mot – ni (moi) – ni  parenthèse – ni j'e – ni surmonter »

 

Bien  que ces procédés soient radicalement différents, dans les deux cas, la prouesse reste la même; Becker cherche à « aller au fond du sens des  mots » et il y parvient. 

 

Dans ce récit, trois générations se confondent et se perdent, transgressant toute forme morale. Les quatre protagonistes cherchent à comprendre comment faire/être sans arriver à agir. La rencontre entre le père et la mère de la narratrice met en place les premières dissonances qui se répercuteront tout au long du récit.

 

 « il  avait tellement souvent éjaculé en elle mon père – qu'à la fin il  pouvait plus – c'était bien la première fois qu'il pouvait plus – et  pour lui c'était enfin le soulagement – et là qu'il se disait qu'elle  était la femme de sa vie – la seule qui pouvait le soulager – c'était  une forme d'amour – pour lui – pour elle c'était animalier ». 

 

 Les relations entre la fille, son père, leur fils et la mère se mêlent dans L'I!nstI!tutI!on, brouillent les pistes et troublent le lecteur. Ces rapports, au-delà de tout tabou, nous forcent à nous questionner sur nos limites, nos propres liens familiaux qu'ils soient fantasmés ou réels.

 

Andréas Becker fait une allusion masquée au cas Lola Voss décrit par le psychanalyste Ludwig Binswanger. Cette piste rajoute de la profondeur aux personnages restés sans noms qui autrement ne seraient qu'archétypes. Tout comme Lola Voss la narratrice est aux prises avec son moi, son corps, son rapport à l'autre. La langue en porte la trace : en écrivant j'e, (moi), mOn amOur, mon I!nstI!tutI!on, c'est à ses failles intérieures que l'on a accès. Il est important de noter que la langue reflète bien plus que les émotions des personnages. Le caractère austère, épuré du langage qui transparaît tout au long du récit peut être mis en parallèle avec le milieu protestant dont est issu Becker et qui est selon lui "strict et horriblement juste". La protagoniste principale est ainsi confrontée à sa responsabilité face à sa famille et son sentiment de culpabilité de ne pas avoir su - pu - voulu agir.

 

«  mon fils il a tout bouffé dans mon I!nstI!tutI!on – les craies – les  chats – les mouches – les cafards – jour et nuit il reniflait les traces  des animaux – puis les attrapait – les égorgeait – buvait leur sang –  mangeait leur chair – puis craquait les os sous ses mâchoires – il a  tout nettoyé – des plus profondes caves jusqu'au grenier – il est passé  partout – partout y avait ses traces de bave – et puis il a commencé à  ronger les tables et les chaises – ç'a laissé encore d'autres traces et  déjà y avait des salles complè- tement vides dans mon i!nsti!tuti!on –  il a tout englouti – mon fils – jusqu'aux tableaux noirs – et puis il a  cassé les fenêtres pour sucer les vitres – et puis il a pris des  courants d'air – mon fils – il est tombé malade »

 

La poupée russe d'Andréas Becker, sous une dureté de surface, nous offre en son cœur une tendresse, une recherche effrénée d'amour. C'est bien le caractère éminemment humain des personnages qui les rend vivants. Dépasser l'aspect formel, peu conventionnel, subversif des langages de Becker pour se laisser emporter par le rythme et la puissance de ses récits. Une langue qui rend supportable la brutalité du propos, car elle nous fait entendre les voix de ses personnages qui nous touchent bien après la dernière page.

 

Nébuleuses et L'Effrayable sont pour moi deux romans contemporains majeurs. Il y a bien longtemps que je n'avais tant été bouleversé, chamboulé par une telle écriture. La force des mots s'allie à la profondeur des réflexions. Lorsque je pose Becker, restent en moi une musique, les rythmes et les émotions. Je pense alors à Cioran  « Un livre doit tout bouleverser, tout remettre en question. »

 

Je ne suis pas ressorti indemne de ces lectures... 

 

C'est tout ce que je souhaite aux lecteurs d'Andréas Becker, 

 

oser se laisser porter par ces déferlantes, 

 

ondes de chocs. 

 

Ce roman vaut tellement la peine d'être lu…

 

Pascal Cottin

 

j'avais envie aussi de faire des parenthèses – j'e portais en (moi) comme projet de mettre des parenthèses autour du mot (moi) – de m'enrouler dans mes parenthèses dedans – de surmonter la séparation du j'e – mais j'e savais pas encore ce que c'était un mot – ni (moi) – ni parenthèse – ni j'e – ni surmonter

 

ActuaLitté   Pascal Cottin  11 juillet 2013

 Jean Demélier, écrivain et peintre, ami de Samuel Beckett parle de L'Effrayable


Votre oeuvre m'a profondément bouleversé, elle est magnifique. Quel courage, quelle force que de prendre dans son "intimité" la langue française ... pour nous parler de l'Allemagne d'avant-hier, et de son sinistré passé! ... En ce qui concerne votre immense travail linguistique pour votre roman L'Effrayable, je puis vous écrire ceci: Je me sens plein d'admiration, au-delà de l'émotion permanente sous les mots, à travers les muscles et les os des mots, que vous avez charcutés et surcharcutés, histoire de leur faire rendre l'âme ... En rendant les mots obèses, vous les forcez à maigrir à rebours et à l'intérieur à l'intérieur des têtes de tous les "bien-pensants", en plein dans la bouilllie neuronale et pixelizouillée! C'est magnifique et terriblisticoïde!

 

 

Un lecteur, Bertrand Schmid, m'écrit:

 

Cher Andréas,

Au Livre sur les quais, tu m’avais dit de t’écrire et de te dire ce que j’aurai pensé de L’Effrayable. Je devrais plutôt dire « ce que j’ai vécu de l’Effrayable ». J’en ai commencé la lecture en milieu de semaine et y ai consacré tout le temps que j’ai pu. Je ne l’ai pas lâché.

Au début du roman, on se demande où on va, mais très vite quelques indices nous montrent qu’il y a « quelque chose du genre » (que je n’ose appeler « jeu des genres ») dans le roman. Et ces interrogations perdurent, s’étirent, se densifient. J’ai vraiment beaucoup aimé ton style, le jeu sur les sons, sur la « lettrerie ». Ce trop-plein qui envahit tout, ce sang/sperme/dégoût/surmoi qui fait patauger la moindre phrase. Pas vraiment patauger, en fait, mais plutôt se densifier. Je trouve que tu as réussi là un tour de force. Pas une seule minute on ne se décourage (car la lecture est lente et doit l’être), pas un seul instant on ne veut que ça aille plus vite. Je suis impressionné par tous les aspects de ton livre: le rythme, le ton, le style, les « jeux de mots », l’invention permanente, la répétition incroyablement bien gérée, la construction… J’ai tant aimé ce livre, et je le dis bien entendu avec une grande sincérité. il m’a beaucoup marqué. Les dernières pages sont insoutenables, poignantes. Bref.

À un niveau très personnel, il m’a particulièrement touché parce que l’histoire prend sa source dans un terreau qui est celui de ma famille paternelle – et qui doit l’être de bien des familles qui ont habité en Allemagne ou dans un territoire occupé durant la Deuxième Guerre. Là encore, c’est dépeint avec justesse et brio.

Voilà. C’est court et intensément positif. Mais vraiment, vraiment, merci d’avoir écrit ce livre. C’est une magnifique lecture. Un de ces livres qu’on regrette d’avoir terminés, qu’on voudrait découvrir encore une fois.

Voilà donc. Alors, encore un grand merci et un grand bravo.

Amitiés

Le Librerre

Les mots dits d'Andréas Becker

 

Du repas à la rencontre

 

J’aimerais vous parler de l’écrivain que nous allons rencontrer le vendredi 30 novembre prochain à Bolbec (76).

 

Le but n’est pas publicitaire. Je dirais juste que pour celles et ceux qui ne viendront pas, c’est dommage.

 

L’effrayable qu’Andréas a publié aux éditions de la Différence est un OVNI littéraire.

 

Vous parler de ma découverte est peut être la meilleure façon de vous faire comprendre ce livre.

 

Un café littéraire itinérant a été programmé afin de présenter la rentrée littéraire de septembre. En mai, j’ai commencé à regarder quels nouveautés me semblaient intéressantes. Lorsque j’ai découvert ce titre à paraître, le sujet me semblait original, l’éditeur de qualité et c’était un premier roman. Donc, une demande a été faite à l’éditeur.

 

Il est arrivé parmi les 26 autres titres que j’avais sélectionnés.

 

Lorsque j’ai lu la première page, j’ai pensé que l’auteur cherchait à créer un style. J’ai avancé et à la quatrième page me suis posé la question si je n’allais pas laisser tomber tant l’écriture était désarmante. Et puis, je me suis dit que ce serait vraiment surprenant que la qualité ne soit pas nichée quelque part. J’avais reçu Sapho lors d’un Salon autour du Livre dans la Manche en 2004 alors que venait de paraître Le livre des 14 semaineschez ce même éditeur.

 

J’ai continué la lecture et alors, un revirement total s’est effectué; j’ai vite senti le rhytme Beckerien s’imprimant en moi et l’histoire s’est incrustée  poussée par une langue brute et terrible. J’ai été happé par le récit.

 

Lorsque j’ai posé le livre, le titre résumait son contenu: Effrayable!

 

Il m’a fallu une bonne semaine, je continuais mes lectures, avant que je me décide à le relire. Mais là, tout haut. Et ce fut une révélation. Une langue extraordinaire créait des mots sur les maux. Je découvrais alors que la première lecture n’avait été qu’initiation. Il me semblait à certains moments vivre les tragédies décrites non pas par l’auteur mais par l’écrivain. Je sis sorti de cette voix haute abasourdi.

 

J’ai commencé à chercher qui était cet Andréas Becker.

 

J’ai découvert qu’un site existait autour de ce livre et qu’une bande-annonce avait été créée pour sa sortie.

 

http://leffrayable.wordpress.com/

 

La bande-annonce reflétait ce que j’avais lu, puis je découvrais des vidéos sur Andréas Becker, non pas son livre mais ses livres. J’ai appris beaucoup de choses sur ce roman, entre autres que derrière les lignes se cachaient des surprises. J’ai donc lu une troisième fois L’effrayable…

 

Cela ne m’arrive que très rarement; en + de vingt ans en tant que libraire, 2 ou 3 fois.

 

Vous comprendrez que ce fut pour moi Le roman de la rentrée et dès que j’en relis un passage je frémis, je tremble tant il se dégage de force au fil des pages.

 

Lorsque j’ai téléphoné à Andréas pour l’inviter à venir, j’ai rencontré au bout du fil une personne fort sympathique, ne se prenant pas la tête et heureux de venir, en toute simplicité.

 

Ce sera un grand moment…

L'Effrayable a paru tout d'abord aux Éditions de La Différence

Date de parution : Août 2012, Éditions de La Différence

 

Réédition : Octobre 2018, Éditions d'en bas

« Effrayable ». Avons-nous bien lu ? S’agit-il d’une faute typographique ou d’un mot forgé par une contraction de la langue, « Effroi – effrayer » ? Nous sommes au coeur du sujet de ce livre étrange et bouleversant. Qui parle et maltraite la langue de cette façon ? Une petite fille ou un monstre enfanté par un drame ancien ? Dans la chambre d’asile où le narrateur bicéphale est enfermé (Karminol/Angélique), se dévide l’histoire qui a engendré la folie de son dédoublement. « J’écrisse de l’intérieur de la grassouillette larme que je suis devenussée, moi petite fille que j’ai eu-t-été. » 
Il faut remonter aux grands-parents, dans les années trente, en Allemagne, pour comprendre l’origine du choc « effrayable » qui a figé la vie du narrateur. Meurtres, viols, exactions continuent de semer la mort longtemps après avoir été commis et longtemps après la disparition de ceux qui en ont été les auteurs. Le docteur peut-il comprendre les violences innommables que le récit révèle sinon, comme le lecteur hypnotisé, en tentant de déchiffrer la langue torturée dont use son patient, où s’inscrivent les blessures, les déformations comme les marques indélébiles d’un traumatisme indépassable. 
Andréas Becker réussit dans ce premier roman le véritable tour de force de nous faire vivre la folie de l’intérieur d’un être et de la traduire dans la facture même du récit. Dédoublement du narrateur, déformations de la langue participent de la progressive compréhension de l’histoire dont la tragédie se découvre à travers les séquelles qu’elle a laissées dans l’esprit de celui qui nous la raconte. Que nous soyons dans la vérité des faits ou dans une construction fantasmée importe peu, le réel est dans la tête du malade qui nous narre des événements survenus bien avant sa naissance, lesquels ont produit « l’effrayable » tranquillité du choc.

L'Effrayable ou se souvenir de l'étrangeté de la langue - Des réflexions sur l'écriture littéraire au 21ème siècle

Joana Kohlstedt

L'Effrayable ou se souvenir de l'étrang
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