Gilles Fumey, Géographies en mouvement, Libération

Entre moi et le monde, il y a le corps, le visage. Quand les maladies et les accidents cognent, que font les humains dé-figurés ? Souvent reclus chez eux pour ne plus supporter le regard des autres. Pour ceux qui sont rentrés il y a pile un siècle de la guerre franco-allemande, Andréas Becker a fait un récit poignant.

 

«L’homme à la mandoline, c’est mon grand-père, Joseph Hoffmann» écrit Françoise qui a reconstitué son histoire à partir d’une photo et de quelques vagues souvenirs. Il avait alors vingt-deux ans quand il est blessé en 1916. un trou dans le mollet «dans lequel on peut entrer un poing». Il souffre plus tard d’un ulcère perforé à l’estomac.

De ses années de guerre, il a rapporté un jeu de photos témoignant des premiers balbutiements de la chirurgie esthétique. «Sur ceux qui ont pris les obus en pleine gueule». Ces photos témoignent de l’horreur. «Visages béants, yeux perdus (...) suscitant un sentiment de tendresse, mêlé d’un relent de dégoût face à l’absurdité des guerres».

Pourquoi un blessé alsacien de vingt-six ans et une infirmière allemande qui sont amoureux sortent-ils ces photos de l’hôpital militaire de Dresde ? «Pacte tacite d’un amour en temps de guerre ? Propagande militaire sur les progrès de la médecine ? Témoignage de cette boucherie ?» Une histoire que Pierre Lemaître dans Au revoir là haut aurait pu raconter.

L’écrivain Andréas Becker à qui ont doit L’Effrayable (La Différence, 2012) se saisit de ces gueules cassées et imagine les mots qu’elles peuvent encore prononcer. Extrait : «Faut pas croire - nous aussi on avait notre ricanateur de service, on n’avait pas que pour se faire abattre, loin de là - y’avait une vie en nous encore même avec les gueules comme des incompréhensiations - dans l’asile qu’on était au chaud et avec l’Ingrid comme à disposition - elle nous a nourris, elle nous a photomatographiés en vue et sus en voilà - fallait pas dire au comité qu’elle nous susurrait dans le souillon qu’il nous restait d’oreille - Max qu’il s’appelait - piti bout qu’on lui disait qu’il parlait pas trop le français au début - après, c’était pis encore - tel et mentalement qu’on avait rititi - de nos gueules dégueux j’vousldispas..

Gueules. Récit et dessins d’Andréas Becker. Postface de Françoise Hoffmann. Lausanne, Editions d’en bas, 2015

 

Lien 30.04.2018

Claro, Le Clavier cannibale

Sauver la face: au détour des gueules, par Andréas Becker

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Sur ceux qu’on a appelés les « gueules cassées », la littérature est restée assez discrète. Il y a bien sûr l’impressionnante somme de Martin Monestier parue en 2009 (Les gueules cassées – les médecins de l'impossible 1914-1918, le cherche midi), somme qui s’appuyait sur les collections du Musée du Service de Santé au Val-de-grâce, mais c’est comme si jusqu’ici aucune écriture n’avait réussi à affronter ce « dévisagement » extrême, ni osé hanter ceux qu’en son temps l’administration française avait qualifiés de « faciaux », ces « baveux », ces « presque morts pour la France » – des dizaines de milliers d’hommes abîmés à jamais par la Grande Guerre, forte de ces dix millions de morts. Réparés tant bien que mal par une chirurgie qu’on peine à qualifier d’« esthétique », ayant souvent perdu toute possibilité de travailler ainsi que tout espoir de retrouver une vie de famille, les « gueules cassées » de 14-18 ont vécu dans l'ombre et le silence, relégués dans une monstruosité qui pourtant montrait le faciès nu de la guerre. Il leur manquait une voix singulière pour revenir vers nous, et c'est cette voix qu’a forgée l’écrivain Andréas Becker dans son nouveau livre intitulé Gueules.
A l’origine de Gueules, le récit publié par les indispensables éditions d’en bas, il y a un jeu de photos de gueules cassées, conservées pendant des années par un certain Joseph Hoffmann, grand-père de Françoise Hoffmann, entre les mains de laquelle ces photos, d’abord léguées à son oncle, ont fini leur improbable périple. Un jour, elle montre les photos à Becker, qui s’empare de leur effrayant silence. Le livre, riche de ces photos, est également accompagné de dessins de Becker, qui sont comme une étape vibrante entre le cliché et le texte. Le lecteur va ainsi entrer dans cet hôpital revisité et découvrir non seulement les « colocataires » d’un certain Charles de Blanchemarie, mais également entendre leur histoire, écrite dans une langue forcément « cassée », une langue d’après « la déto la nation ».
Quelle langue inventer ? Comment la casser, la tordre, l’écorcher, la panser, afin de rendre la cassure, la torsion, l’écorcherie, le rafistolage ? Becker apporte un souci multiple à la recréation des mots, à la refonte des syntaxes, travaillant sur plusieurs fronts, s’emparant du langage populaire, voire vernaculaire, de la prose du début du siècle, mais à l'aune d'une poétique qui concasse le lexique ou l’agglutine, insufflant une verve tantôt rabelaisienne, tantôt célinienne, aux portraits de ces hommes écartés qui vivent « dans une dégoulination d’abominableries ». Ensemble, ils forment une confrérie de mutilés inoubliables, fantasques et irrévérencieux, qu’Andréas Becker secoue sous nos yeux effarés.
Si l’écriture n’a pas partie liée au corps, elle n’est rien. Pour écrire à travers ces gueules – qui sont d’ombres et de guerre mais aussi de lumière et de vie –, il fallait non seulement rendre leur parole audible mais également unique, indissociable d’un projet littéraire tout entier attaché à la difformité du parler, ainsi qu’en témoignent les deux précédents livres de Becker, Nébuleuses et L’effrayable. Dans Gueules, le "presque mort" entre en danse et loquacité, au fil de courts chapitres où l'ironie n'est pas la dernière des douleurs:
« A l’asile on lui sortait les barbelés du front, y en avait pour clôturer tout le Far West, on aurait dit qu’il avait raclé la Marne entière – ç’avait un côté pratique, indéniable – le rafistoleur qu’il les rutilisait les barbelés pour lui fixer le peu de menton qui lui restait encore aux gencives […]. »
Les matériaux même de la guerre – la chair et le métal – prolongent ainsi en des noces hideuses le carnage généralisé auquel furent livrés ces cohortes d’hommes. La langue, alors, touchée en sa source même, sa bouche démantelée, n’en finit plus d’essayer de dire encore :
« J’expulse encore quelques miettes du détrissement, maloxontodaires éventrées, façon mortissement qui se créent dans ma têterie tourniquet – la mimienne l’exploiraté la têterie – arracondalée la têterie aux oreillements perclus – viande humide – les tranches qui restaient collées sur un corps sans âme… »
Les visages photographiés qu’on trouvera dans ce livre pourront bien entendu paraître insoutenables à nos yeux habitués à la grâce factice, mais le texte de Becker, par sa gouaille féconde et sa scansion rebelle, la vitalité jaculatoire de ses « forgeries », rend profondément présents et, disons-le, nécessaires à nos conscience, ces « gueules » sacrifiées sur l’autel d’une boue impure.
Lien 19.05.2015

Frédéric Fiolof, La marche aux pages

Les guerres ne laissent plus de traces. Les blessures et les séquelles qu’elles distribuent semblent disparaître dans leur sillage comme au-dedans d’une mer qui se referme. Quelles que soient leur forme et leur fonction présumées, qu’elles soient larvées, intempestives, sauvages ou technicisées, les guerres n’ont plus de visage. Bien sûr, il y a des mises en scène savamment orchestrées, des images-choc, parfois, des coups d’écran spectaculaires. Mais que voyons-nous (que savons-nous) de la guerre une fois qu’elle s’est « retirée » ? A peu près rien. La guerre retourne à son concept comme un chien à sa niche et l’on pourrait presque imaginer que la plage est propre à marée basse.

 

 La Première Guerre Mondiale est peut-être l’une des rares qui ait à ce point possédé un visage. Celui des fameuses « gueules cassées » qui auront tout à la fois servi à mettre à jour les horreurs des tranchées qu’à incarner  l’héroïsme et son coût.  Certes, ces hommes défigurés auront eux aussi été récupérés par une certaine mythologie de la mémoire et à des fins de propagande nationale. Mais ce dévoilement aujourd’hui disparu nous confrontait toutefois à une réalité que chacun, au fond, restait libre d’interpréter tout autrement que dans l’axe imposé par le catéchisme d’Etat.

 

Alors que faire, aujourd’hui, de telles images, nous qui les avons désapprises ? Qu’ont-elles encore à nous dire ? Dans Gueules, publié au printemps dernier par les Editions d’en bas, Andréas Becker s’est emparé d’une série de photos que lui a confiées  Françoise Hoffmann. Des photos qu’elle tenait de son grand-père (un alsacien qui avait donc combattu côté allemand par le hasard des frontières) hospitalisé à Dresde en 1919. Des photos qui ont aussi une histoire, que Françoise Hoffmann nous raconte dans la postface du livre. Autour de ces images, que notre regard soutient pourtant difficilement, Andréas Becker a composé, dans une langue tordue, déchirée, à la fois burlesque et violente, une série de micro-récits imaginaires. Elles lui ont également inspiré des dessins, sortes de sas entre la photographie et le texte. L’ensemble constitue une proposition forte et troublante, qui nous met à la question. Comment regarder ce qui ne peut se regarder ? Jusqu’à quel degré d’altérité sommes-nous en mesure de nous reconnaître ? Quels sont ces visages qui nous entourent encore aujourd’hui dans le halo nos guerres invisibles, et que nous ne voyons plus ?
Bouches transformées en noirs cratères où se tiennent encore dressées quelques dents impudiques ; nez torsadés, vrillés, remodelés en boudins dérisoires ; faces démantibulées, fendues dans un sens ou dans l’autre ; amas d’excroissances, profusions de vides, de chairs béantes. Tronches sculptées à l’obus, comme autant d’œuvres inimaginables propulsées au bout du bout de ce qu’un visage peut encore avoir d’humain. Gueules anéanties que l’on découvre ici réparées avec les moyens du bord et de l’époque.  Ces gueules anonymes, Andréas Becker tente (je dis bien « tente », car ici rien n’est gagné d’avance et il se peut que parfois le regard posé sur ces images ne parvienne pas à rencontrer le texte) de les habiter. A chaque figure vient s’accrocher un récit à la première personne – une parole. Et c’est d’abord redonner/réinventer de la singularité. Baptiser et insuffler l’épaisseur des mots, fussent-ils ceux d’une langue elle-même bousculée, vrillée, excroissante à des portraits muets, des histoires sans nom.
Ils s’appellent Alain Rapigaud, Georges de Blanchemarie, Gabriel  Malange, Albert L’Enfant,  Jacques Panache ou Jean Dufour. Ils sont tous français, entorse transfrontalière qu’introduit délibérément Becker puisque ces gueules-là n’ont pas de frontières.  Ils sont  « néssancés » quelque part, dans « l’Jura », « vers Bourges » ou ailleurs. Ou on ne sait trop où.  Ils ont trait des vaches, couru des prairies, été bouchers à Paris, ou fait on ne sait quoi. Ils livrent des bribes de leur passé ou de ceux de leurs camarades d’infortune, de leurs amitiés ou se laissent  porter par leurs cauchemars.  Ils nous racontent souvent ce qui leur est passé par la gueule, dans une langue réinventée, décrochée, que l’on dirait arrachée au corps et n’y tenant plus que par un fil. On les retrouve donc « barbelassés de la têterie aux molletements », se cramponnant « dans une dégoulination d’abominableries », ruminant en une série de formules terribles et cocasses le souvenir de leur passage de l’autre côté du miroir, tel ici Georges de Blanchemarie :
« Le front ébloîtissé, concassé le miennez, tirelire bouchonnée, soulevé monangle de mabouchure, lentilleries aux abois, salade de viande hachée je fus à linstantmême – de devant j’étais comme de derrière le cochon… »
La langue semble elle-même ressuscitée des tranchées, équarrie, boursoufflée – une sorte de coulée revenante, furieuse, déboîtée. Affranchie des cadres et des conventions, elle devient le reflet des blessures les plus spectaculaires.
« La bouche de l’intérieur, j’vousldispas, ça se mélangeait en poussière de dents – broyage de maxilaires aux mandibules – cavité buccale mon cul, broyage d’incisives entrées comme dans du vif aux prémolaires – trente-deux moignons, carcasses éventrées, langue défigurée, balbutages affalubalés, explosatés, déminés, mots effrantés – sang coagulé, salive à survie… »
Une langue d’écrivain, bien sûr, mais qui semble pétrie dans la matière même du corps mis à mal, saisie sur le vif d’une intériorité qu’aucune digue ne peut plus soudain contenir. Ici, la langue qu’Andréas Becker prête à ces voix imaginaires présente de fortes résonances avec certains écrits bruts, tels ceux que nous connaissons notamment aujourd’hui grâce à Michel Thévoz (1). On retrouvera parfois des accents, des effets de morcellement et des protubérances qui ne sont pas sans rappeler, par exemple, les textes de Samuel Daiber (2).
Andréas Becker nous entraîne dans une langue à la mesure de ce qui nous est donné à voir. Apprendre à lire autrement, pour apprendre à regarder autrement, peut-être est-ce là son pari, peut-être est-ce là l’effort qui nous est demandé.
Lorsque l’on parle avec l’auteur de Gueules, on comprend mieux encore l’intention qui l’a animé. Une volonté de redonner une épaisseur humaine à des figures redessinées à l’extérieur des catégories qui circonscrivent généralement l’humain, reléguées dans les oubliettes du désastre. Nous rappeler aussi  que l’on est tous potentiellement une « gueule cassée » dans le regard de l’autre.
Je ne sais pas si les textes d’Andréas Becker parviennent pour autant à nous rendre ces images plus « regardables ». Ils ont néanmoins le mérite de s’y essayer. Le mérite de bousculer les frontières de l’altérité en redonnant  une langue, peut-être la seule possible, à ces quelques « gueules » anonymes que nous aurions pu laisser moisir dans les tiroirs et les silences de l’histoire…  Il s’agit donc au final d’un travail qui témoigne d’une attention incroyable, d’un geste littéraire fort et périlleux, aux antipodes des chemins balisés que tant de livres mettent si souvent sous nos pieds.
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(1) Michel Thévoz, Écrits bruts. Presses universitaires de France. 1979.
(2) Voir notamment l'ouvrage collectif (sous la direction de Vincent Capt) : Écrivainer, la langue morcelée de Samuel Daiber. Collection de l'Art Brut, 2012.
Lien 25.08.2015

Philippe Bouret, La règle du jeu, 19.02.2015

Lire Andréas Becker, c’est plonger dans une expérience inédite de lecteur, c’est rencontrer une langue et une écriture hors-normes. Son Nouvel opus, Gueules, que les Éditions d’en bas déclinent en un bel objet, force encore le trait et le talent de cet écrivain sans pareil.

Gueules de la Grande Guerre, les cassées, les meurtries, les trouées. Des photos, des dessins, des textes qui convoquent le regard. La fracture, la plaie, la blessure et les mots pour border le réel.

L’image percute, le dessin trace les limites, l’écriture borde quand le réel fait trou. Écrire quand c’est impossible à dire, tel est le pari d’Andréas Becker qui par son maniement de la lettre, vient civiliser, humaniser ces hommes en pièces détachées. Écrire pour rassembler les morceaux et faire émerger l’être parlant par une bouche qui ne peut plus articuler les sons. Alors, Becker crée, il ouvre un autre champ, il tord la langue, lui casse la gueule, la broie, la mâche et nous la rend intime. Il fait parler Charles de Blanchemarie. Se dire soi-même en parlant des camarades, ou ce qu’il en reste :

«Ça m’a arraché un triangle du front, le peu qu’il m’en restait ­– la mine défaite en direct, ratabalataboum – courant d’air en caluchon cervelasse – glacialerie refroidissant ma pensée, le peu qu’il m’en restait – et que déjà avant j’en avais pas de fluides, pas de complexes, et pas de beaucoup non plus – les mamiennes des pensées qu’elles s’écoulaient en lentissement, lentallerie, lentiquité et très en plus de tout cela – hémorragie du mimien d’Jura – âpre arrachement à la syllaberie».

Pour dire, le langage ordinaire ne suffit pas. Becker culbute la langue, casse le code commun pour border la gueule trouée, singulièrement amochée, et construire un texte à partir de la béance inarticulante et de la «… langue défigurée, balbutages affalubalés, explosatés, déminés, mots effrantés…» Il nous élève à la dignité de l’homme.

J’ai rencontré une musique, de nouvelles résonances, une langue singulière et plastique dans son renouvellement, dans sa râclosité intranquille.

Avec Andréas Becker, je découvre une écriture dont la singularité transforme le rapport à la langue et au corps. Le lire, c’est être réel-lement dans le livre, crocheté à l’hameçon du réel. Je suis happé par le pouvoir de fascination du trou dans la lettre, là où échappe le sens tant il se démultiplie par son accrochage à l’équivoque néologique. Vertigo absolu ! Dans Gueules, choc et jubilation se heurtent, la re-pulsion passe la rampe jusqu’à détourner le regard de l’insoutenable trou de l’image. La percée charnelle dans la gueule cassée me regarde, même les yeux crevés. Impossible soutenance ! Alors me voilà lecteur errant au bord d’un trou autre, le même mais pas l’identique. Dans la langue il est, le trou au bord duquel je me cogne, à la lettre il s’impose, à l’absence du mot qui dirait qui je suis, il crie. Mon impossible à me dire est là, dans la gueule cassée de la langue écrite. Torturation de lalangue et du blablu-ciment de mes mâchouillures, de mes souillures mâchées et de mes blablatures d’enfantissage.

De Charybdensyllabe, intranquille et boiteux de la langue, je tente de sillonner, d’inciser, de fourrager mon chemin de lecteur dans le texte qui me hâchemenue et me hâche-mine-casse. Texte en moiteur de toit-pentu où glissent mes illusions. Je me passe-passe et je me sers de celui qui cancane et dit «motérialité». De Lacan je saisis la canne, et je m’en passe et je m’en sers pour m’accrocher à la gouttière, au bord du vide que l’écriture d’Andréas Becker vient creuser et ouvrir en-corps sous mes pieds. Expérience inouïe d’un bon-heur de lecteur père-versement orienté.

C’est dans le siphon de cette écriturunic que je suis aspiré, par une langue qui s’impose avec ses états-d’aime inattendus. «Et ta Dame ! Et ta gueule !» semble-t-elle dire à l’orthodoxie littéraire et à l’alitée-rature.

Je rencontre là, face à l’insoutenable premier de l’image qui me lorgne et me mate, une poésie en l’âme-de-fond, ciselée au fil du ras (ô) art, une tranche de l’art en tranchée d’art-taire qui jaillit entre chiens voraces et loups cruels. Quand le mot torsion d’Andréas Becker, son mot-heur sillon de la langue me saisit, quand la fragilité de la matière sonore caresse parfois ma joue, le son mat de sa frappe radicale me déboulonne la tête et étête ma boule.

Du grand art !

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Jean-Bernard Vuillème, Le Temps, 15.05.2015

Redonner la parole des gueules cassées

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RÉCIT

«Gueules» est un livre qui saisit. Pour donner une voix aux jeunes anonymes défigurés dans les tranchées en 1916, le romancier Andréas Becker a inventé une langue aux syllabes malaxées, triturées, une langue en lambeaux

Des photos de soldats aux visages démolis, et un écrivain qui leur redonne la parole

«Gueules» est un livre qui saisit. Pour donner une voix aux jeunes anonymes défigurés dans les tranchées en 1916, le romancier Andréas Becker a inventé une langue aux syllabes malaxées, triturées, une langue en lambeaux

Genre: Récit
Qui ? Andréas Becker
Titre: Gueules
Chez qui ? Editions d’en bas, 126 p.

 

«Gueules» est un livre improbable, à la limite de la littérature et de l’effort requis d’un lecteur. Un livre fascinant par son audace, son humanité et sa manière de faire parler des images d’hommes à la face démolie. Des gueules cassées de la Première Guerre mondiale, vraiment cassées, tordues, déformées par des éclats d’obus et de mines. Impossible de lire sans soutenir la vision de ces visages étrangement parvenus jusqu’à nous.

Il est indispensable de connaître l’histoire de ce livre pour y entrer. Le mieux, c’est donc de commencer par la fin, une postface signée Françoise Hoffmann, créatrice bien connue de textiles et de vêtements en feutre dont l’atelier se trouve à Lyon. Elle y explique que son grand-père, né en 1892 en Alsace, «Français de cœur», a été enrôlé dans l’armée allemande en 1914 et qu’il a été blessé par une balle explosive qui lui a perforé un mollet, un trou «dans lequel on peut entrer un poing», précise-t-elle. De ses années de guerre, le grand-père n’a jamais parlé à ses fils, ni de sa blessure, mais il en a ramené un jeu de photos, des portraits des gueules déchirées de ses compagnons de l’hôpital de Dresde. Eux, les obus, ils les ont pris en pleine gueule et c’est peu dire qu’ils ont été défigurés. Le silence, donc, seulement ces images en guise de discours sur la guerre. Il a juste dit à son frère, l’oncle de Françoise Hoffmann, qu’elles ont été conservées grâce à une infirmière dont il était tombé amoureux durant sa longue hospitalisation.

Les années passant, la dépositaire de ces images a estimé indispensable de les sortir du tiroir, sans savoir très bien pourquoi, ni comment. C’est Andréas Becker qui va s’en emparer. Inutile de se perdre en recherches, ces visages blessés n’ont plus de noms, ni de voix, il faut les recréer pour les faire parler. Une couche de fiction sur le réalisme des images, et puis le plongeon dans cette douleur de la chair à vif, des mâchoires ravagées, des langues en compote. Becker, c’est l’auteur rêvé pour ressusciter ces Alsaciens défigurés par la guerre. Côté gueule, rien à voir, il se tient du côté des beaux, mais cet Allemand, auteur de deux romans parus en 2012 et en 2013 aux Editions de la Différence (L’Effrayable et Nébuleuses) vit en France depuis 1990 et écrit en français, disons plutôt qu’il s’ingénie à tordre les mots, à malaxer les syllabes. Il manie une novlangue à partir du français, et c’est ce qu’il faut pour faire parler ces gueules cassées, approcher leur souffrance du bord des gencives jusqu’au fond du palais. On ne parle pas comme un livre quand on a la langue en lambeaux. On parle comme on peut.

Et c’est parti, Georges de Blanchemarie prend la parole, il parle pour lui-même d’abord, puis présente ses onze acolytes. Des noms de Grand-Guignol: Pierre Panache, Albert L’Enfant, Gabriel Malange, etc. Ils se mettent à barjaquer à côté de leur photo, on n’échappe pas au réalisme de l’image, puis au dessin plus stylisé qu’y ajoute Becker. Il faut entrer dans cette langue sauvage, mais aussi savante, tragicomique, pleine de mots agglomérés, démontés et remontés. Phonétiquement éprouvée, spontanée peut-être, travaillée certainement. Le lecteur doit se mettre au travail pour écouter ces gueules cassées érigées en héros par la propagande guerrière et réhumanisées par l’écrivain. On se penche rarement tout près des blessures, des estafilades, des écorchures, des joues grossièrement raccommodées et des mentons tant bien que mal ressoudés. Non seulement Becker entre dans le vif du sujet, mais il s’efforce de saisir «ses» personnages au fond des yeux. Ces blessés de la face sont dorlotés par l’infirmière Ingrid, fantasme vivant au bout des horreurs de la guerre plutôt que tentative de recomposition de l’infirmière réelle qui fut à leur chevet. Au fond, il y a l’humanité de ces gueules cassées, leur amertume pleine de douceur, de regret d’avoir cru aux fadaises nationalistes, la même, peut-être bien, qui se cachait en réalité derrière les effrayants portraits.

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Andréas Becker

«Gueules»

«– défilé de haute blessure, morsissurés vivants, horreur garantie – place endôme – et en avant la soldaterie, les yeux éfliscotchés, les oreilles recollées au sparadrap»

Jean-Bernard Vuillème

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Nils Andersson, Le Monde diplomatique, 11.2015

On honore les morts, on fait l’éloge des survivants, mais il est des victimes de guerre dont on ne saurait voir les visages : les gueules cassées. En 1916, Joseph Hoffmann, Alsacien enrôlé dans l’armée allemande, reçoit de l’infirmière qui le soigne des photographies de gueules cassées. Pourquoi ? Nul ne le sait. En 1969, peu avant son décès, il remet les clichés à l’un de ses fils, qui finit par les montrer à sa nièce, l’artiste Françoise Hoffmann, postfacière du recueil. A partir de ces images inédites, l’écrivain Andréas Becker construit un récit accompagné de dessins où les mots, comme ces visages, sont éclatés, recomposés, déchirés. Douleurs, tendresses, odeurs, révoltes s’en trouvent amplifiées : « Des yeux comme des phares vides il les avait gonflassés — le détopisnation lui avait affalouché directement dans les orbites — les iris sans contours ça flottait quelque part dans le nébuleux — il n’avait jamais rien pu vousvoir ni moimien — d’une certaine manière peut-être qu’il eut de la chance — il nous avait pas à nous supporter — ni visuel ni mentalement… » Un ouvrage saisissant qui interroge : où sont les gueules cassées des guerres d’aujourd’hui ?

Nils Andersson

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RTS 2, 05.08.2015

Composé de photographies, de dessins et de textes, "Gueules" est un récit qui fait revivre le drame des gueules cassées de 14-18.

Fiction historique, cet ouvrage redonne un brin d’humanité à ceux que la propagande de guerre érigea en héros bien malgré eux.

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Robert Hugues, Charybde 27 : le Blog, 27.03.2015

La langue brisée des gueules cassées, entre horreurs et médailles.

Publié en mars 2015 aux éditions d’En Bas, le troisième texte d’Andréas Becker, après « L’effrayable » (2012) et « Nébuleuses » (2013), surprend, désarçonne, effraie même, avant d’engendrer la sidération et de démontrer à quel point cet auteur est un très rare inventeur de langage.

 

« L’effrayable » avait su exhumer les mots décousus et rapiécés, malmenés et tordus d’une schizophrénie née du viol physique et moral d’une génération sacrifiée par le nazisme. « Gueules », en s’appuyant sur une incroyable – et fort dérangeante, en elle-même – collection de photographies de 1916 découverte et proposée par l’artiste Françoise Hoffmann et sur les dessins d’Andréas Becker, invente ici la langue brisée, éclatée et meurtrie des victimes de blessures au visage lors de la première grande boucherie mondiale.

 

À la commémo qu’on avait ration – et pas qu’un peu – Jacques Panache toujours au premier rang – pas tellement pour son âge c’était surtout de la médaille qu’il avait – des cloches qu’on lui collait dessus, des étoiles, des blasons, des trompettes et des croix, tout ce qu’elle avait en stock la nation, c’était légion – à lui faire courber l’échine – qu’on voie pas trop le cratère de ce qu’avait été un visage – avec des traits comme rails rouillés, lignes abandonnées, pour aller du nez jusqu’à la bouche prenez l’automitrailleuse, c’est l’expédition dans l’inconnu – même nous, ça dérangeait, faut pas croire – alors les caméras avec les potilitiques à côté, les fraîchement élus, au début, y’avait de la peine…

 

Aristocrate jurassien décati, mobilisé en 1914, Georges de Blanchemarie végète à l’hôpital, depuis qu’une mine allemande a croisé son chemin, et surtout celui de son son visage, en compagnie d’autres grands blessés, dont il nous parle successivement : Pierre Panache, instituteur déchiqueté au contact profond des barbelés, Jacques Panache, son cousin touché par un obus de mortier et crucifié ensuite au lance-flammes, Max Strücklein, l’adversaire allemand adopté en douce par les mutilés français après avoir lui aussi rencontré une mine, de nuit dans le no man’s land, Gabriel Malange, récidiviste rafistolé tant bien que mal après une première mine pour aller s’en offrir une deuxième quelques mois plus tard, Alain Rapigaud, le boucher habitué des carcasses au petit matin, massacré par une grêle d’éclats, Albert L’Enfant, moins amoché et reparti trop vite, en conséquence, pour mourir sur une nouvelle mine, François Valendraud, le volontaire, authentique héros de guerre et futur politicien, Jean Dufour, aimé du narrateur et le trahissant ensuite, Gustave Beaucharmeur, enterré durant deux jours dans un trou d’obus avant d’être ramené parmi les « vivants », futur anarchiste, ou enfin Charles de Blanchemarie, le frère, peut-être le plus défiguré de tous les pensionnaires.

 

Et pouis qu’il nous est resté – fallait pas piper aux comiteux que c’était un des autres – on en avait rien à cirer comment qu’il pelotait pas le farançais – nous non plus on donnait pas dans la prononciassiation avec nos dents dans la thoraxerie – Max, sa gueule en abîmé était comme les nôtres – qu’il souffrait autrement en allemanesque ça non plus on pouvait pas l’affirmater – on finassait par se ressembler entre nous à viande vive – on accrochait pas de médailles sur la chair brute…

Dans des circonstances assez nébuleuses qu’il avait sauté, qu’il bafouillait de son farançais bien à lui – qu’il prétextendait dans ses grands jours que lui aussi que ç’avait été mission spéciale – c’était concurrencement avalanché entre eux avec Jacques – qu’il avait été envoyé par les boches la nuit – il se gênait pas lui de dire les boches – de gueuler sales boches dans tous les recoins de l’asile – boche qu’il était après tout un peu plus que moi, Georges de Blanchemarie, d’Jura moimien…

 

Là où le « Au revoir là-haut » de Pierre Lemaître s’arrêtait, là où seul jusqu’ici le dessin torturé de Jacques Tardi avait su s’aventurer, Andréas Becker a taillé dans le vif, brassant cicatrices et balafres, gouffres béants tenant désormais lieu de visages, ici ou là, traçant les contours nécessairement torturés et heurtés d’un autre humour du désastre, d’un acharnement indispensable à vivre, entre réconforts câlins et sexuels prodigués par l’infirmière compatissante, décorations et médailles prodiguées à foison en guise de cautères sur ces visages de bois, hypocrisies commémoratives largement irresponsables, et mortelles ironies gardées secrètement sous cape.

 

Si les photographies font – nécessairement – très mal à la lectrice ou au lecteur, c’est cependant l’étroite association de leurs dérivés créatifs, dessins et textes, qui opère ici le miracle : de ce langage brisé, involontairement lorsque la mâchoire et la langue ne peuvent plus produire le sens commun, volontairement aussi lorsque les gueules cassées ne veulent plus demeurer complices d’une boucherie dont il faudrait continuer à partager les mots traîtres, surgit une étrange lumière, naissant de ces associations contre nature de vocables impitoyablement valisés pour porter le fer à leur tour, en un tardif et juste retour des choses, à l’encontre d’une institution se préparant déjà à exhiber ses plaies pour justifier l’injustifiable.

 

Une lumière paradoxale, avançant cahin-caha, un terrible sourire tordu au coin de ce qui tiendra désormais lieu de lèvres, refusant toute rédemption, et lançant calmement, ultime défi, une imprécation sanguinolente et couturée à la face de ces responsables toujours préservés : c’est ainsi qu’Andréas Becker, avec ce troisième texte, s’affirme avec éclat (et pas uniquement d’obus) comme l’un des très grands magiciens contemporains du verbe, inventant à nouveau la grammaire et les mots nécessaires aux chairs meurtries pour convoquer les coupables se refusant à assumer.

 

Lien de la note de lecture

Francis Benoît Cousté

Dans l’ÉDITION SUISSE…
Andréas BECKER (°1962) : « Gueules ». Postface de Françoise Hoffmann : ‘Les rescapés contemplatifs’. Nouvelle édition. Collection : Romans historiques (1914-1918). Éditions d’En Bas (www.enbas.ch). Pollen Distribution (commande@pollen-diffusion.com). 14 x 21 cm. 80 pages, cahier de photos n&b. 10,00 €.
Il s’agit là d’une fiction historique, conjuguant textes et 33 photos (prises en 1916 à l’hôpital de Dresde). Dans laquelle (e.g.) l'une des ‘gueules cassées’, Georges de Blanchemarie, se présente ainsi - étrange mussitation :
« Qui je suis été, néssancé premier août en mille et huitcent octorante-quinze, de noblesserie corporrompue, ne gardant qu’une particule valutérinaire dans un nom de petite fille – nessancé oui j’étais un peu, dans l’Jura, derrière la montagne mamienne, pas loin des neutralies, de la Cocholatie dégoulinante des imprenables – moimême, j’ai combattu côté farançais, pour mon mienpays que j’ai m’eu convaincu… »
Photos héritées de son grand-père par la postfacière lyonnaise Françoise Hoffmann (°1964).
Saisissant !
Lien 29.05.2020
Gueules – Spirale, Martin Hervé 11.2017
Article paru dans la revue Spirale numéro 260
https://www.erudit.org/fr/revues/spirale/2017-n260-spirale03277/86894ac/
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